La fée Morgane
fixé, s’il n’en
était pas empêché par quelque circonstance malencontreuse. Puis, laissant la
fille à sa tristesse, il alla prendre congé du roi et s’en alla, le cœur plein
d’amertume et de remords [40] .
Le chemin qu’il suivit le mena dans un étrange pays. À perte
de vue, on ne voyait aucun arbre, et le sol lui-même paraissait stérile : aucune
herbe, aucune fleur, aucun arbuste n’y poussait. Et partout se dressaient des
monticules de pierres entassées les unes sur les autres. Il semblait que toute
vie fût absente de ce désert, et seul le vent soufflait, balayant la poussière
et la rassemblant en tourbillons si épais qu’ils obscurcissaient la lumière du
soleil. Bohort hésita un instant, mais comme il voyait que le chemin continuait
au milieu de ce désert, il se décida à s’y engager. Il n’avait pas fait plus d’une
lieue qu’il aperçut trois cavaliers, ou plutôt trois cavalières, qui venaient
face à lui. Au moment où il allait les croiser, celles-ci s’arrêtèrent. L’une d’elles
portait un grand manteau noir et montait un magnifique étalon blanc. Elle
souleva le voile qui protégeait son visage de la poussière et du soleil, et
Bohort la reconnut aisément : c’était Morgane, la sœur du roi Arthur. Il
la salua aimablement et elle lui dit : « Que fais-tu dans cette
région désolée, Bohort de Gaunes ? Il y a bien longtemps qu’on ne t’a vu à
la cour du roi, mon frère. Sans doute cours-tu les aventures pour te couvrir de
gloire afin de rivaliser avec ton cousin Lancelot ! » Agacé par le
ton sarcastique de Morgane, Bohort allait lui répliquer avec insolence. Il se
méfiait d’elle, et il savait qu’elle poursuivait Lancelot de ses assiduités. Pourtant,
il préféra se calmer. N’était-elle pas la sœur de son roi et ne disposait-elle
pas de redoutables pouvoirs hérités de Merlin ? « Ce serait trop long
à t’expliquer, répondit-il, d’une voix qu’il voulait chaleureuse. Mais dis-moi,
Morgane : quel est cet étrange pays dans lequel nous sommes ?
— C’est également une longue histoire, dit Morgane, mais
je peux t’en dire l’essentiel. Autrefois, ce pays était fertile et verdoyant, et
on pouvait y voir beaucoup d’arbres qui donnaient d’excellents fruits. Et, dans
chacun des tertres que tu vois, vivaient des jeunes filles qui offraient aux
voyageurs une nourriture raffinée dans des linges blancs et des écuelles en or
et en argent, ainsi que des boissons réconfortantes. Chacun avait à satiété
tout ce qu’il désirait, et personne ne s’en plaignait. De plus, elles
indiquaient le chemin qu’il fallait prendre pour aller au château mystérieux où
l’on disait qu’on gardait le Saint-Graal, Mais, un jour, le roi Amangon, qui
passait par là, a arraché la coupe d’or d’une de ces jeunes filles et l’a
violentée, et tous ceux qui l’accompagnaient en ont fait de même, avec brutalité
et sans scrupules. C’est alors que les jeunes filles ont quitté ce pays en le
maudissant. Les arbres ont perdu leurs feuilles et n’ont plus produit de fruits,
les prairies se sont desséchées, l’herbe et les fleurs ont disparu, et les eaux
des nombreuses fontaines qu’on y voyait ne coulent plus. Voilà pourquoi tu ne
vois plus ici que des pierres et de la poussière.
— Mais, demanda Bohort, qu’y a-t-il au bout de ce
désert ? – Le monde tel qu’il est, répondit Morgane. Mais les chemins y
sont nombreux et l’on risque de s’égarer maintenant qu’il n’y a plus personne
pour indiquer aux voyageurs la direction qui convient pour découvrir ce qu’ils
cherchent. Au fait, Bohort, que cherches-tu donc dans ces pays de fin de monde ?
– Je n’en sais rien. – Alors, tu trouveras. On prétend qu’il y a, au-delà de l’horizon,
une vallée perdue. C’est là que réside un grand magicien qu’on appelle parfois
le Roi Pêcheur. Mais ceux qui peuvent le reconnaître sont peu nombreux, car ce
roi est expert en l’art de changer son aspect. Il peut revêtir de multiples
formes selon qu’il accepte ou non ceux qui viennent le voir dans sa forteresse.
Je te souhaite de trouver ce que tu ne cherches pas, Bohort. » Après avoir
prononcé ces paroles, Morgane fit prendre son élan à son cheval blanc et reprit
sa route, suivie par les deux femmes qui l’accompagnaient [41] .
Bohort chevaucha pendant de longues heures dans cette
étendue stérile où seules les pierres amoncelées donnaient
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