La fée Morgane
Elle y pénétra sans frapper. Quatre
cierges y brûlaient, si bien qu’on y voyait très clair. Bohort, qui ne dormait
pas encore, s’était soulevé sur sa couche, sans comprendre ce qui se passait.
« Bohort ! lui dit la vieille femme, c’est la fille du roi qui m’envoie
vers toi. Elle n’a pas voulu venir elle-même parce qu’il eût été inconvenant
pour une jeune fille d’entrer au milieu de la nuit dans la chambre d’un jeune
homme. C’est pourquoi elle m’a donné mission de parler à sa place. Sache qu’elle
a à se plaindre de toi, et de deux façons. D’abord, parce qu’il était convenu
que le vainqueur du tournoi la prendrait pour femme : or, tu ne l’as pas
voulu, et, ce faisant, tu lui as causé tort et honte. Ensuite, parce qu’elle
est bonne à marier : si tu avais eu la moindre attention pour elle, tu ne
l’aurais pas oubliée quand tu as désigné leurs époux aux autres jeunes filles. Aussi
m’a-t-elle chargée de te remettre cet anneau. Tu devras le porter en pénitence
de ton méfait. »
Comment Bohort ne se serait-il pas senti coupable ? Il
prit l’anneau et le passa à son doigt. Aussitôt, son esprit se brouilla. Jusque-là,
il avait été chaste et froid, n’ayant aucune inclination envers les femmes. Et,
brusquement, l’image de la fille du roi Brangore lui revint en mémoire. Un
désir fou d’aller la retrouver et de serrer son beau corps contre lui le saisit.
Car telle était la puissance de l’anneau qu’il rendait amoureux celui qui le portait.
« Par Dieu tout-puissant, dit Bohort, qu’elle prenne de moi toute
vengeance qu’elle voudra ! Il n’est rien que je ne fasse pour qu’elle me
pardonne ! – Fort bien, dit la vieille femme, le mieux est que tu ailles
toi-même lui demander ta grâce ! » Sans hésiter, Bohort se leva d’un
bond, passa un manteau sur sa chemise et sur ses braies, et demanda à la
vieille femme de le guider. Elle le conduisit sans tarder près du lit de la
fille du roi. Celle-ci, en le voyant, sursauta, se souleva et l’accueillit avec
un grand sourire. Alors, la nourrice s’en alla et ferma soigneusement la porte
derrière elle. Ainsi, furent unis un fils et une fille de roi, cette nuit-là, à
cause du sortilège contenu dans l’anneau de Morgane.
Au même moment, en plein cœur de la forêt de Brocéliande, la
Dame du Lac se réveilla en sursaut dans la tour d’air invisible en laquelle
elle rejoignait Merlin presque toutes les nuits. Au mouvement brusque qu’elle
fit, Merlin, qui dormait d’un profond sommeil, s’éveilla lui aussi. « Qu’as-tu
donc, Viviane ? demanda-t-il. – Merlin ! Merlin ! Sais-tu ce que
je viens de voir ? – Oui, dit tranquillement Merlin. Comme toi, j’ai vu la
fille du roi Brangore d’Estrangore et Bohort de Gaunes. Tu es chagrinée parce
que tu souhaitais que Bohort restât chaste durant toute sa vie. Mais ne t’inquiète
pas : il n’en sera pas moins admis aux mystères du Saint-Graal, et il en
sera même le témoin privilégié qui aura mission d’en divulguer quelques secrets.
Quant à ce qui se passe maintenant, c’est Dieu qui le veut car, de cette union,
naîtra un héros des temps futurs. Il s’appellera Hélain le Blanc et sera
empereur de Constantinople. – Peut-être, dit Viviane, mais je suis quand même
inquiète : il se passe actuellement des choses que je ne comprends pas. – Alors,
ne cherche pas à les comprendre, dit Merlin, car les destins s’accomplissent
sans que nous puissions y changer quoi que ce soit. »
Le matin, quand il fut revenu dans sa chambre, Bohort se recoucha
et se frotta les mains de contentement. Mais il fit tant que l’anneau, qui
était trop grand, lui glissa du doigt et tomba. Aussitôt, le sortilège s’évanouit
et il reprit tous ses esprits. Il eut honte et horreur de ce qu’il avait fait. Il
se releva, s’habilla et alla entendre la messe. Comme il sortait de l’église, la
fille du roi vint près de lui et lui dit : « Seigneur, tu sais ce qu’il
en a été de nous deux. En mémoire de cette nuit, je désire que tu prennes ce
fermoir. Je te le donne et te prie de le porter pour l’amour de moi. Je te prie
aussi de revenir dans une demi-année, car s’il arrivait, par la volonté de Dieu,
que je fusse enceinte, je voudrais que mon père apprît de toi-même ce qui est
advenu, et que tu témoignes bien que l’enfant est le tien. » Bohort mit le
fermoir à son cou et promit qu’il s’en reviendrait au terme
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