La fée Morgane
n'aurai d'autre robe que la chemise de ma dame et je
porterai son voile autour de ma tête et, sans plus d'armes que ma lance et mon
bouclier, j'abattrai dix chevaliers, à moins que je ne sois
blessé ! » Le dernier des champions était connu sous le nom du Laid
Hardi, mais personne ne savait en réalité qui il était. «Pendant un an, dit-il,
je chevaucherai sans frein ni bride, et ma monture ira entièrement à sa guise.
Et je combattrai à outrance ceux que je rencontrerai afin de t'envoyer les
ceintures des vaincus. – Seigneurs, je vous remercie », dit la fille du roi.
Puis, se tournant vers Bohort, elle ajouta : « Et toi, quelle récompense me proposes-tu
? — Jeune fille, répondit-il, en quelque lieu que je sois, mais libre de tout
serment, tu pourras me prendre pour ton chevalier et je te servirai fidèlement.
— Voilà une promesse dont je me souviendrai », dit-elle. Puis elle retourna
auprès des dames et des autres jeunes filles, et les danses se prolongèrent
jusqu'au soir.
Lorsque la nuit devint profonde et que tout le monde fut couché,
la fille du roi Brangore, qui n’arrivait pas à dormir, se leva, passa un
manteau sur sa chemise et, dans le plus grand silence, sortit de sa chambre. Elle
rôda un long moment dans les couloirs du château, monta jusqu’aux étages
supérieurs et frappa discrètement à une porte. Une voix lui répondit d’entrer. Elle
poussa la porte, entra et fit en sorte d’allumer la chandelle. Sur le lit, se
reposait une vieille femme, à l’air tendre et doux. Elle sourit à la fille du
roi. « Que veux-tu, mon enfant ? Tu devrais être en train de dormir à
l’heure qu’il est ! – Ma bonne nourrice, dit la fille du roi, il ne me
reste plus qu’à mourir ! » Et elle se mit à pleurer. La vieille femme
se souleva et la prit dans ses bras comme si elle allait la bercer.
« Mourir ! s’écria la vieille. À Dieu ne plaise
que tu meures tant que je serai en vie ! Je t’ai nourrie de mon lait et tu
sais bien que je te considère comme ma propre fille ! Dis-moi ce qui te
tourmente ainsi et je te promets d’y apporter remède, selon ce que je pourrai
faire. – Hélas ! ma bonne nourrice, il n’est point de remède à ce mal que
j’endure ! Ce mal, j’en souffre horriblement, et pourtant il me plaît :
c’est qu’il vient de moi, et de moi seule, de ma propre volonté. Je n’ose te
dire ce qu’il en est. – Mon enfant, tu m’as toujours trouvée dévouée à
satisfaire tes désirs. Parle-moi franchement : si c’est une peine d’amour,
je suis capable de t’aider plus qu’une autre femme. – Oui, dit la fille du roi,
il s’agit bien de cela. J’aime d’amour et crois bien que jamais fille des
hommes n’aima d’amour aussi fort que moi. Je le prouverai bientôt, car si celui
que j’aime me repousse encore, je jure de me tuer de mes mains. Celui que j’aime,
c’est le plus beau chevalier du monde, le plus preux et le plus digne d’estime.
C’est celui qui a remporté aujourd’hui le prix du tournoi. Il est mon corps et
mon cœur, ma joie et ma douleur, ma richesse et ma pauvreté, ma vie et ma mort.
Si j’étais sur une tour haute de cent toises, je sauterais vers lui, s’il se
trouvait en bas, car je sais bien que l’amour me protégerait et que je n’aurais
aucun mal. Mais il ne veut pas être au pied de la tour. Prends pitié de moi, bonne
nourrice, ou il ne me reste plus qu’à périr ! »
La vieille femme se leva et se recouvrit d’un manteau. Elle
prit un chandelier et s’accroupit près d’un coffre dont elle souleva le
couvercle. Après avoir fouillé, elle en sortit un petit écrin. Elle l’ouvrit et
prit un anneau d’or qu’elle montra à la fille du roi. « Mon enfant, dit-elle,
va te recoucher. Voici le remède à tes maux. Cet anneau m’a été donné par
Morgane, la sœur du roi Arthur, et tu sais qu’elle est experte en charmes et
incantations. Aie confiance : je te demande seulement de te recoucher et, si
tu ne peux trouver le sommeil, fais au moins semblant de dormir. Quant à ce que
tu m’as dit, sois assurée que je n’en parlerai pas. Jamais personne ne tirera
une parole de moi à ce sujet. » Quelque peu rassurée, la fille du roi
repartit aussi silencieusement qu’elle était venue et alla se recoucher. Et, comme
le sommeil ne venait pas, elle fit semblant de dormir.
Quant à la vieille femme, elle se glissa par les couloirs et
parvint jusqu’à la chambre où se reposait Bohort.
Weitere Kostenlose Bücher