La fée Morgane
bonjour. Il leur rendit leur salut et dit à son hôte :
« Y a-t-il près d’ici une chapelle ou une église où nous puissions
entendre la messe avant de partir ? – Oui, seigneur, il y a, de l’autre
côté de la colline, une église que dessert un prêtre solitaire. – Qu’on fasse
donc seller nos chevaux », dit Lancelot. Quand tout fut prêt et que
Mordret et Bohort l’eurent rejoint, ils s’en allèrent vers l’église dont avait
parlé leur hôte.
Le chemin traversait un épais boqueteau au milieu duquel ils
aperçurent une riche tombe de marbre gris. Devant celle-ci, se tenait un homme
vêtu d’une robe blanche, ayant l’apparence d’un religieux qui, à genoux, disait
ses prières et ses oraisons. Il paraissait d’un âge si avancé que, malgré la
vigueur qui émanait de lui, on aurait dit n’avoir jamais vu de si vieil homme. Lancelot,
Mordret et Bohort s’arrêtèrent pour le contempler, tant il inspirait du respect
et de la vénération.
Quand il vit les chevaliers, il se dressa sur ses pieds plus
allégrement qu’ils n’auraient pu l’imaginer. Il leur demanda qui ils étaient et,
sans hésiter, ils se nommèrent chacun l’un après l’autre. Le vieillard se mit
alors à pleurer. « Par ma tête ! s’écria-t-il, vous pouvez dire que
vous êtes les hommes les plus malheureux du monde, tout au moins l’un d’entre
vous. Mais les deux autres seront malheureux à cause de lui. » Ils furent
bien étonnés d’entendre ce discours. « Explique-toi, vieillard ! dit
Lancelot. – Je vais vous le prouver, répondit l’ermite, et sachez bien que je
ne mentirai pas. » Il prit Mordret à part et lui dit : « C’est
toi qui es l’homme le plus malheureux de toute la terre, et je vais te dire
pourquoi. Tu feras plus de mal que tous les hommes réunis de ce royaume : à
cause de toi sera détruite la grandeur de la Table Ronde, et par toi mourra l’homme
le plus sage et le plus brave que je connaisse, ton propre père. Et toi-même, tu
mourras de sa main. Ainsi le père périra par le fils et le fils par le père ;
alors sera anéantie toute ta parenté, qui est à présent la souveraine du monde.
Tu as bien raison de te haïr, puisque tant d’hommes de valeur mourront par tes œuvres ! »
Après avoir entendu ces paroles, Mordret fut dans un grand
embarras. « Seigneur, dit-il, tu diras ce que tu voudras, mais il est
impossible que je tue un jour mon père, le roi Loth, car il est mort de
vieillesse l’an dernier. Et parce que tu avances de telles idées, on ne peut
pas prendre au sérieux ce que tu racontes. De toute évidence, tu as menti à
propos de mon père ! – Quoi ? s’écria le vieillard. Tu prétends que
ton père est mort ? – Certes, par Dieu tout-puissant, dit Mordret. – Crois-tu
vraiment que le roi Loth d’Orcanie t’engendra comme il engendra tes autres
frères ? – Je ne peux en douter, c’est le roi Loth d’Orcanie ! »
Le vieillard s’avança vers lui et plongea son regard dans celui de Mordret :
« Non, dit-il. C’est un autre roi qui t’engendra, de plus grande valeur
encore et qui a accompli plus d’exploits que celui que tu considères comme ton
père. La nuit où il t’engendra, il lui sembla, dans un songe, que sortait de
lui un dragon qui calcinait toute sa terre et tuait tous ses hommes. Après
avoir massacré son peuple et dévasté sa terre, le monstre se jetait sur ton
père et voulait le dévorer, mais celui-ci se défendait et le mettait à mort, empoisonné
toutefois par le venin et condamné lui aussi à mourir. Tel est le songe qu’il
eut pendant son sommeil.
« Et pour que tu me croies mieux, tu trouveras dans l’église
Saint-Étienne de Kamaalot un dragon que ton père y fit peindre, pour avoir la
vision de ce songe tous les jours de sa vie. Sais-tu qui est le dragon que ton
père vit en songe ? C’est toi en vérité, car tu es un homme sans bonté et
sans pitié. Il en est de toi comme du dragon qui est inoffensif quand il
commence à voler : tu n’as pas été cruel dans les premiers temps de ton
existence de chevalier, et tu as même été bon et sensible à la pitié. Mais, désormais,
tu seras un vrai dragon, tu ne feras que le mal et tu emploieras toutes tes
forces à massacrer les hommes. Que te dirai-je encore ? Tu feras plus de
mal en un jour que ta parenté ne fit de bien pendant tant de longues années. Et
moi-même, qui suis vieux et à qui jamais une arme n’aurait dû donner la
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