La Femme Celte
plus immorale qui soit, ou qui ait jamais été écrite : c’est dire
l’inconscience et l’aveuglement des maîtres que le seul nom de Corneille fait vibrer d’admiration béate et sans réserve. On
nous parle d’abnégation et de patriotisme, autant de mots creux et vides de
sens qui masquent l’anéantissement et la négation pure et simple de l’être
humain, être à la fois rationnel et sensible, le triomphe de la violence sans
laquelle ne peut survivre une société de type paternaliste.
De quoi s’agit-il en effet ? Essentiellement de deux
femmes qui réagissent différemment à une situation donnée, situation tragique
s’il en fut, et qui a gagné par là l’appellation de « cornélienne ».
Sabine et Camille ont d’abord toutes les deux la même attitude : elles
tentent de fléchir frères, fiancé et époux qui vont s’entre-tuer pour la
grandeur de la patrie (malheureusement ce n’est pas la même, et chacune de ces
patries est persuadée être dans le bon droit, signe évident de l’imbécillité de
l’animal qu’on appelle parfois homme ). Elles
n’y réussissent pas, bien qu’elles aient employé toutes les ressources de leur
dialectique et de leur sensibilité. Le jeune Horace comprend très bien que ces
deux femmes sont un danger pour l’ordre social qu’il défend, avec la complicité
de ses ennemis mais néanmoins beaux-frères. C’est une affaire d’homme. En
partant, il dit à son père : « Retenez des femmes qui s’emportent, –
et de grâce empêchez surtout qu’elles ne sortent. – Leur amour importun
viendrait avec éclat – par des cris et des pleurs troubler notre combat »
( Horace , II, 8). Il faut pourtant se souvenir
que Coriolan, dans sa marche contre Rome, fut détourné de son but par les cris
et les pleurs de sa mère et de son épouse. Mais il fut vraisemblablement tué
par ses propres soldats par la suite, et Corneille n’a pas jugé bon d’en faire
un héros.
À partir de ce moment, les attitudes de Camille et de Sabine
vont devenir différentes. Sabine se résigne. Elle n’en pense pas moins, mais
elle accepte : elle est définitivement
entrée dans le système. On lui dressera une statue, on la consolera :
« Sabine, écoutez moins la douleur qui vous presse ; – chassez de ce
grand cœur ces marques de faiblesse : – c’est en séchant vos pleurs que
vous vous montrerez – la véritable sœur de ceux que vous pleurez » ( Horace , V, 3). Elle deviendra donc
« sainte » Sabine, modèle d’héroïsme et d’abnégation proposé à
l’admiration de toutes les femmes à venir. Traduisons crûment : Faites
taire votre sensibilité, obéissez à nos ordres, soyez ce qu’on attend de vous,
un reflet, une fille-fleur créée pour notre
plaisir. En un mot, et vulgairement : sois belle et tais-toi. Voilà ce
qu’on a fait de Sabine, l’Ève résignée, l’épouse admirable, mais la femme
aliénée.
Mais il y a Camille. Tous les commentateurs de l’œuvre de
Corneille la trouvent particulièrement odieuse. Pour un peu ils plaindraient le
jeune Horace d’avoir une telle sœur. Il est vrai que Camille représente la
révolte incarnée contre la société paternaliste qui l’étouffe, qui anéantit
toute son affectivité, qui la subordonne à un ordre éthico-social aberrant, qui
lui aliène complètement sa sensibilité. Ce n’est pas seulement une passion
égoïste qui s’exhale dans la révolte de Camille, dans ses célèbres
imprécations, c’est aussi le cri de millions et de millions de femmes, à toutes
les époques et dans tous les pays. Camille trouve en effet les mots qu’il faut
pour qualifier la société dans laquelle elle vit. C’est d’abord la révolte
contre le père : « Oui, je lui ferai voir par d’infaillibles marques
/ qu’un véritable amour brave la main des Parques, / et ne prend point de lois
de ces cruels tyrans / qu’un astre injurieux nous donne pour parents. » Et
après avoir rappelé les étapes successives de sa souffrance de femme, elle découvre
le comble de l’horreur : « On demande ma joie en un jour si
funeste ; / il me faut applaudir aux exploits du vainqueur. » C’est
la constatation que la société ne lui demande pas seulement d’être
passive : elle doit être le reflet de l’homme, elle doit correspondre ce
que l’homme attend d’elle et en tous points se conformer à ses désirs. Toute
autre attitude est un crime : « Se plaindre est une honte,
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