La Femme Celte
condition que le roi se soumette entièrement à elle et que
les prêtres ne mettent jamais les pieds dans cette maison tant qu’elle y sera.
Quand le roi lui demande son nom, elle répond qu’elle s’appelle Sin , c’est-à-dire « Soupir, Bruissement,
Tempête, Vent Rude, Nuit d’Hiver, Cri, Pleur, Gémissement ». Son premier
acte, une fois installée à Cletech, est de chasser la reine et ses enfants. La
reine va se plaindre au saint évêque Cairnech qui vient menacer Muirchertach et
le sommer de chasser Sin. Le roi refuse et Cairnech le maudit par un rituel
certainement plus druidique que chrétien. Cependant, les hommes d’Irlande
prennent parti pour le roi, et donc pour Sin, contre l’évêque. Un jour, le roi
demande à Sin quelle est sa puissance. Elle lui répond qu’elle est sorcière, et
lui donne quelques exemples de ses pouvoirs magiques. Mais au fur et mesure que
le temps passe, Muirchertach sent qu’une faiblesse suspecte s’empare de lui. Il
va se confesser à Cairnech et promet de se séparer de Sin. Or, au retour, il retombe
sous l’influence de la fille qui l’ensorcelle avec des visions fantastiques.
Muirchertach a le pressentiment de sa mort prochaine, mais il est trop tard, il
ne peut plus échapper à l’emprise de Sin. Au cours de la nuit, il se réveille
en sursaut et voit la maison en feu. Il veut attraper une cuve remplie de vin
pour se protéger du feu, mais il y tombe et s’y noie. On apprend alors que Sin
était la fille d’un homme que le roi avait fait assassiner et qu’elle avait
accompli toutes ces actions pour venger son père. Et comme elle était, au fond,
tombée amoureuse de Muirchertach elle meurt peu de temps après, ne pouvant
survivre à son chagrin (éd. et trad. anglaise par W. Stokes, Revue Celtique , XXIII, p. 396 et suiv.).
Cette histoire a presque une allure cornélienne : Sin,
partagée entre l’amour et la vengeance, accomplit cependant son devoir et
provoque la mort du coupable. Mais le mythe va plus loin, car si l’on fait
abstraction de la vengeance, qui semble bien une explication a posteriori , rationalisante et destinée à détourner
l’attention sur le véritable but de la « sorcière », il s’agit bel et
bien d’une révolte caractérisée contre le roi. Et cette révolte prend une
tournure plus subtile du fait de la méthode employée. On dira que la Bible nous
donne des exemples analogues, ne seraient-ce que Dalila qui enlève sa force à
Samson, ou Judith qui assassine Holopherne, mais les justifications ne manquent
pas, puisqu’il s’agit de luttes entre nations rivales. Ce n’est pas non plus la
classique révolte du fils contre le père, dont l’importance dans la vie
individuelle et dans la vie sociale ne fait aucun doute, mais qui est seulement
une rivalité masculine : en effet, se révolter contre le père, c’est
vouloir substituer une autorité nouvelle et jeune à une autorité vieillissante,
c’est une affaire d’hommes. On s’est étendu sur cette révolte du Fils, parfois
soutenu par la Mère, en allant même chercher des arguments dans la horde
primitive où le chef ne pouvait être, théoriquement ,
que l’homme le plus fort. Mais qui donc a parlé de la révolte de la Fille
contre le Père ?
C’est tout simplement que la révolte du Fils contre le Père
ne menace pas l’édifice social paternaliste. Bien au contraire, il est
nécessaire qu’un péril intérieur réveille les énergies endormies et provoque
une solution qui est une confirmation d’un état et non un changement. Les individus
passent, l’institution reste, c’est une loi naturelle inéluctable. Or la
révolte du Fils contre le Père, si elle est révélatrice du malaise que subit la
société actuelle (contestation, revendication des jeunes, mouvements divers),
n’est au fond que la traduction de l’angoisse sur laquelle reposent les
structures de cette société. L’angoisse est la constatation que la Femme est
interdite, tout en étant désirable. Arriver, c’est donc transgresser les tabous
à son profit personnel, afin de rétablir ces mêmes tabous dans toute leur
intégrité lorsqu’on est arrivé, lorsqu’on est passé de la situation de Fils à celle
de Père. Rien n’est changé. Les privilèges du Père sont toujours aussi
exorbitants, et le Père qui a gagné la partie connaît les moyens de protéger sa
conquête. D’où les Lois, qui sont, de l’avis de leurs auteurs, toujours les
meilleures et les
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