La Femme Celte
exprimés à la fois
par son texte et par sa musique, si le mythe celtique du Graal, revu et corrigé
par Wolfram, a été réellement compris par ce grand compositeur, il faut bien
avouer qu’il est passé à côté du mythe de Tristan. Car qui reconnaîtrait la
structure de Tristan et Yseult dans le
galimatias schopenhauerien et bouddhique de Tristan
und Isolde ? Il n’est question que de « sublimation » (on
ne sait pas de quoi), de « transfiguration » (on ne sait pas non plus
en quoi) et d’anéantissement : les deux amants deviennent les symboles de
l’humanité souffrante en proie au déchirement et qui finit par trouver une
solution dans l’unité immobile et paisible du Nirvâna ,
après avoir réussi à abolir le « vouloir-vivre ». Cette philosophie
germano-bouddhique, grâce à la beauté incontestable de la musique de Wagner, et
bénéficiant de l’ aura quelque peu ésotérique
du Romantisme allemand, nous a tous égarés, en nous charmant ,
et nous avons tous plus au moins tendance à considérer l’histoire de Tristan et
Yseult comme la plus belle et la plus touchante, mais aussi comme la plus
significative des histoires d’amour du monde occidental.
Significative, la légende de Tristan l’est indubitablement.
Mais est-elle vraiment à l’image de notre monde occidental, méditerranéen et
aussi, ne l’oublions pas, c hrétien , avec
quelques souvenirs empruntés aux traditions celtiques et germaniques ? Il
semble bien qu’on ait voulu faire de Tristan et Yseult la justification de l’adultère , comme étant une
nécessité dans une société basée sur le mariage monogamique, à moins que ce ne
soit la justification d’un masochisme (le liebentodt ) très lié d’ailleurs à la « mélancolie »
germanique. À cet égard, le comble de l’aberration mentale est atteint par le
poète-diplomate (et actionnaire) Paul Claudel. Ce confiseur de bondieuseries à
l’usage des snobs n’écrit-il pas en effet, dans une lettre à Jacques
Rivière : « Combien les fumées romantiques de l’amour purement
charnel et les braiments de ce grand âne de Tristan me paraissent
ridicules ! L’amour humain n’a de beauté que quand il n’est pas accompagné
par la satisfaction. »
C’est le piège où sont tombés la plupart des adaptateurs et
des commentateurs de la légende de Tristan, Denis de Rougemont en tête, qui,
pourtant, se révèle d’une grande finesse et d’une grande lucidité dans son très
beau livre L’Amour et l’Occident [371] .
C’est dans cet ouvrage que Denis de Rougemont fait une
constatation lourde de sens, quant à la psychologie occidentale :
« Le succès prodigieux du Roman de Tristan ,
écrit-il, révèle en nous, que nous le voulions ou non, une préférence intime
pour le malheur. » Voilà qui est net, et, avouons-le, parfaitement exact.
Mais a-t-on compris le Roman de Tristan ?
N’avons-nous pas projeté sur lui des préoccupations qui, pour être celles de la
société occidentale, romano-judéo-chrétienne, n’en sont pas moins
diamétralement opposées à celles qui surgissent de l’analyse de l’œuvre en
question ?
« On ne conçoit pas, écrit encore Denis de Rougemont,
que Tristan puisse jamais épouser Yseult. Elle est le type de femme qu’on
n’épouse point, car alors on cesserait de l’aimer, puisqu’elle cesserait d’être
ce qu’elle est. Imaginez cela : Madame Tristan ! C’est la négation de
la passion. » Il y a quelque chose de faux dans cette réflexion :
Yseult est mariée au roi Mark et celui-ci ne cesse
pas de l’aimer . Le problème est qu’Yseult n’aime pas le roi Mark, et
cela pour différentes raisons dont la principale est qu’elle a été mariée sans
son consentement propre, au mépris de sa liberté. À ce titre Yseult est en révolte
contre la société paternaliste qui la force à obéir à des lois dont elle n’est
pas responsable. Elle est l’équivalent de Blodeuwedd, c’est la Femme-Lilith, et
l’on peut très bien admettre que si elle prend un amant, c’est par défi contre
la société.
Or, cet amant, elle le prend avant
d’être mariée . Ce n’est donc pas la raison essentielle. Nous tombons ici
sur un problème que tous les troubadours ont examiné, et sur lequel se sont
étendus toutes les Précieuses du XVII e siècle :
l’amour n’est pas compatible avec le mariage, parce que l’amour est un sentiment,
incontrôlable, appartenant au domaine de
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