La Femme Celte
l’Impératrice fait à Peredur en échange de son amour [406] l’apparente évidemment au geis :
l’impératrice profite de la situation, elle sait très bien que Peredur ne pourra
pas refuser, elle le lie à elle, symboliquement, par la pierre, matérialisation
du pouvoir magique de ses paroles, au même titre que le philtre bu par Tristan
et Yseult. D’ailleurs l’Impératrice réapparaîtra tout au long du récit sous
différents aspects, et à chaque fois elle obligera Peredur à accomplir quelque chose. Sous l’aspect de la Hideuse Demoiselle à la
Mule (la Kundry de Wolfram d’Eschenbach), elle jette une sorte d’anathème sur
Peredur-Perceval, lui reprochant de ne pas avoir rempli sa mission et le forçant
à reprendre sa quête [407] . Sous l’aspect de la
Châtelaine au Jeu d’Échecs, puis de la Jeune Fille Noire [408] ,
elle l’oblige à se diriger vers le Château des Merveilles, permettant ainsi la
fin de la Quête.
C’est aussi une sorte de geis qui lie, dans le récit gallois d’ Owein comme
dans le Chevalier au Lion de Chrétien de
Troyes, le héros de l’aventure avec la « suivante » Luned, et par là,
à sa maîtresse, la Dame de la Fontaine. Le récit gallois nous montre en effet
Owein dans un grand embarras. Il vient de frapper à mort son adversaire, mais
celui-ci l’a entraîné à l’intérieur de sa forteresse, et Owein est maintenant
prisonnier, tandis que les hommes d’armes le recherchent. Mais il est sauvé par
« une jeune fille aux cheveux blonds frisés, la tête ornée d’un bandeau
d’or, vêtue de paille jaune, les pieds chaussés de deux brodequins de cordwal tacheté ». La jeune fille lui tient ce
discours : « Ce serait le devoir d’une femme de te rendre service. Je
n’ai jamais vu assurément jeune homme meilleur que toi pour une femme. Si tu
avais une amie, tu serais bien le meilleur des amis pour elle ; si tu
avais une maîtresse, il n’y aurait pas meilleur amant que toi ; aussi
ferai-je tout ce que je pourrai pour te tirer d’affaire. Tiens cet anneau et
mets-le à ton doigt. Tourne le chaton à l’intérieur de ta main et ferme la main
dessus. Tant que tu le cacheras, il te cachera toi-même [409] . »
C’est ainsi que Luned conduit Owein dans une chambre secrète, et de là, il aperçoit
la veuve de sa victime dont il tombe éperdument amoureux. Luned s’arrange alors
pour lui faire épouser la Dame de la Fontaine.
Il est bien évident que cet anneau d’invisibilité rappelle
celui de Gygès, mais il est cependant compté parmi les treize merveilles de
l’île de Bretagne. Il est évident aussi que Luned est une fée, une femme douée
de pouvoirs magiques. De plus elle joue en quelque sorte le rôle
d’entremetteuse, ou encore de véritable déesse de l’Amour, à peu près comme la
Brangwain d’Yseult. Et c’est là où l’histoire devient curieuse : il y a un
jeu confus et inexplicable entre Brangwain et Yseult, entre Luned et Laudine,
la Dame de la Fontaine, de même que, d’ailleurs, dans le Lancelot en prose , entre la Pucelle Saraide et
Viviane, la Dame du Lac. Il s’agit presque de deux visages de la même femme :
toutes deux sont interchangeables (en fait Brangwain prenant la place d’Yseult
dans le lit de Mark en est la preuve). On a l’impression que la fée Luned
prononce sur Owein la fameuse formule d’incantation du geis , qu’elle lie Owein à elle, parce qu’elle en est
amoureuse, mais elle ne se donne que sous l’aspect souverain de Laudine.
Chrétien de Troyes, en relatant la même histoire, prend soin de la
rationaliser : il justifie l’attitude de Luned comme une reconnaissance
due par celle-ci au chevalier Yvain qui l’a aidée autrefois à la cour d’Arthur.
Mais cette justification n’explique pas tous les échanges obligatoires qui ont
lieu entre Luned et Owein-Yvain. À la fin du roman, lorsque Luned est pour
ainsi dire condamnée au bûcher, Owein-Yvain se précipite à son secours, et il
le fait en écartant toute autre considération. Il y a réellement un lien
obligatoire entre la suivante-fée et le héros, et c’est par elle qu’Owein-Yvain
atteint Laudine, personnification du pouvoir, de la souveraineté. Nous reconnaissons
ici le thème bien connu dans toutes les traditions, celtiques où la fée propose
à l’homme la toute-puissance. S’il n’accepte pas, il n’est pas digne de vivre.
Ce n’est pas autre chose qu’un geis .
Il en est de même dans l’histoire de
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