La Femme Celte
passé. Ils disent
alors : « Cela tournera mal. Quoi qu’il en soit, tu ne seras pas exposé à la honte tant que nous
serons en vie. Nous irons avec elle en un autre pays. » Effectivement
Noisé et ses frères émigrent en compagnie de Deirdré. Après de multiples
aventures en Écosse, ils sont invités par Conchobar à revenir, sous la caution
et la protection du héros Fergus mac Roig. Mais c’était un piège et Conchobar
fait massacrer les fils d’Usnech, provoquant la colère et l’exil de Fergus.
Deirdré devient la concubine de Conchobar et elle se lamente sans arrêt de son
malheur et du sort des fils d’Usnech. Pour pousser plus loin sa vengeance,
Conchobar la donne ensuite comme concubine au meurtrier de Noisé. C’est plus
que Deirdré n’en peut supporter. Elle se précipite du char où elle se trouvait
et se fracasse la tête contre un rocher [397] .
On est quelque peu étonné de la force avec laquelle la femme amoureuse prononce, pourrait-on dire, les « paroles
sacramentelles » qui la lient définitivement à l’homme qu’elle aime. Ce geis est sans appel : l’homme qui le reçoit est
entraîné malgré lui dans une aventure qui lui est le plus souvent fatale, mais
qu’au fond il ne regrette pas car elle lui permet de découvrir ce qu’est
l’amour, alors qu’il l’ignorait jusqu’alors. C’est ce geis implacable qui est devenu le philtre, le
« vin herbe », le « breuvage d’amour » que boivent Tristan
et Yseult sur la nef qui les emmène à Tintagel, et par-delà, vers leur destin.
Dans le contexte du XII e siècle français,
le geis en tant que tel n’aurait pas été
compris. Il fallait d’abord le matérialiser : quoi de plus facile de
prendre appui sur un breuvage de sorcière, ou un aphrodisiaque que l’on sublime
afin d’en faire la cause de tout le drame et démontrer l’irresponsabilité des
amants. On en a même profité pour détourner l’attention de l’amour qu’a Yseult
pour Tristan : il n’était pas convenable pour la morale chrétienne que la
future épouse du roi Mark fût consciente de son état et qu’elle accomplît
elle-même le geste fatal. On a donc fait jouer ce rôle à sa suivante, la
mystérieuse Brangwain, véritable déesse de l’Amour. Mais en fait, les déesses
et les dieux ne sont pas autre chose que la représentation formelle et
extérieure de ce qui se passe en réalité à l’intérieur de l’être humain.
Avec cette transformation, le thème est évidemment affadi et
perd de sa valeur. Dans son film l’ Éternel Retour, Jean Cocteau, qui a réussi à transposer la légende en gardant l’essentiel du
mythe, a montré le philtre comme un simple objet à la valeur duquel personne ne
croit vraiment, encore moins le spectateur : mais par contre, cet objet,
un flacon sur lequel est collée une étiquette marquée « poison », est
le catalyseur des énergies secrètes de Tristan et Yseult, et il est en outre
l’expression matérialisée de ce que sait Yseult-Nathalie ,
à savoir qu’elle aime Tristan-Patrice, et qu’elle ne veut pas, telle la
Princesse de Clèves à l’égard du duc de Nemours, se l’avouer par peur de succomber.
Le philtre excuse bien des choses, l’adultère en particulier
et même l’inceste. Car après tout, Yseult est la tante de Tristan. Faire accepter
par le public chrétien du XII e siècle (et
non seulement le faire accepter, mais le rendre sympathique !) un couple
d’amants composé de la tante et du neveu, il faut le faire ! Ne soyons pas
choqués, car sur le plan mythique, cet inceste est normal. Mark est le
substitut du Père, Yseult le substitut de la Mère pour Tristan, qui,
d’ailleurs, n’a jamais connu ses véritables parents. Il y a dans les rapports
de Tristan avec Yseult la même ambiguïté que dans les rapports de Jean-Jacques
Rousseau avec Madame de Warens, celle que, se conformant à l’usage local, mais
quelle coïncidence ! – il appelait « Maman ».
D’ailleurs l’odeur d’inceste est persistante dans les mythes
celtiques. Souvenons-nous de Guenièvre, qui, dans la tradition la plus
archaïsante, après bien d’autres, a pour amant son neveu Gauvain, pudiquement
éclipsé par Lancelot du Lac. Mais l’auteur de La Mort
le Roi Artu a été bien ennuyé lorsqu’il s’est agi de montrer
l’effondrement des institutions arthuriennes au moment où Guenièvre succombe au
charme du mauvais neveu Mordret (qui se révèle
en outre être le
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