La Femme Celte
Phèdre, lequel rôde sans cesse dans les légendes que
nous étudions. En réalité, le fil d’Ariane n’est pas
le cordon ombilical qui rattache Thésée (donc l’homme) à Ariane (sa mère), mais
le fil incassable qui lie l’Homme à la Société paternaliste [441] .
Si Ariane a donné le fil à dérouler à Thésée, ce n’est pas
pour l’aider à tuer le monstre, ce n’est pas pour lui indiquer le chemin de
l’intérieur, mais au contraire pour lui montrer la sortie, c’est-à-dire pour le
faire revenir à elle. Cette constatation est d’une importance capitale, non pas
parce qu’elle remet en question la signification d’un mythe, mais au-delà,
parce qu’elle fait comprendre comment l’homme se laisse prendre aux images
toutes faites que lui procure une société hiérarchisée et répressive. C’est le
Labyrinthe qui est le symbole maternel évident, et le fait d’aller tuer le
Minotaure, monstre hydride signifiant l’alliance contre-nature de la force
masculine et de la fécondité féminine (le taureau et Pasiphaé), est un effort
pour remonter aux sources, pour revenir, sous le couvert du ventre maternel, à
un point où les rapports entre les deux sexes pourraient être repensés. Or
Ariane, femme-objet, tire les ficelles du drame dont Thésée est le héros :
elle fait semblant de donner la liberté à l’homme, mais elle le tient, il sera
obligé de revenir et de se soumettre aux volontés qu’elle incarne.
Thésée cependant s’est révolté contre cet esclavage. Il a
abandonné Ariane. Et celle-ci, que l’on plaint généralement, a pourtant mérité
son sort : femme-objet, elle ne dure que ce que durent les objets. Quand
on n’a plus besoin d’un objet, on le jette à la poubelle. Et c’est Phèdre
qu’épouse Thésée.
Là aussi, pour peu qu’on veuille être objectif et ne pas
s’embarrasser des idées reçues, le mythe va s’éclairer sous un jour entièrement
nouveau. Car le complexe personnage de Phèdre ne manque pas de grandeur. Quand
Thésée épouse Phèdre, il épouse celle qui représente la liberté, l’initiation.
Phèdre lui a certainement montré un vase rempli d’un breuvage magique, et au
fond de ce vase, il y avait sans doute des choses diablement
intéressantes , sans quoi il n’aurait pas abandonné Ariane pour Phèdre.
Mais, dans le contexte de la société qui est la sienne, le roi Thésée, prenant
la succession de son père, ne peut que jouer le rôle qui lui est imparti, celui
de défenseur de la société qui l’a fait roi. Il trompe Phèdre et multiplie les
aventures amoureuses qui, dans la fable, sont autant de symboles d’infidélité à
ce que représente Phèdre, c’est-à-dire un pouvoir basé sur la sensibilité et
l’instinct. Et voici Thésée à la poursuite de la Femme-Objet qui lui répugnait
autrefois. À ce moment, Phèdre, horriblement déçue par ce héros qui s’abaisse
sous la loi commune, ne peut que jeter ses regards ailleurs. Et où donc sinon
sur Hippolyte, le jeune Hippolyte, le héros qui n’a certes pas fait ses preuves,
mais en qui tous les espoirs sont permis, Hippolyte qui est l’aspect du nouveau
Thésée, comme l’a si génialement exprimé Jean Racine :
« Oui, prince, je languis, je brûle pour
Thésée :
Je l’aime ; non point tel que l’ont vu les
Enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
qui va du dieu des morts déshonorer la
couche ;
mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
charmant, jeune, traînant les cœurs après
soi… »
En Psychanalyse, on appellerait cela un phénomène de
« transfert ». C’en est un en effet, mais il va beaucoup plus loin
lorsqu’on lit la suite de la déclaration de Phèdre à Hippolyte dans la tragédie
de Racine. Racine n’a jamais été aussi loin dans l’intuition de la véritable
signification du mythe : en un éclair, il nous brosse la situation réelle.
Tous les ressorts deviennent apparents et sont la justification morale et
métaphysique de l’attitude de Phèdre :
« Pourquoi, trop jeune encore, ne
pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos
bords !
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite :
Pour en développer l’embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non : dans ce dessein je l’aurais
devancée ;
L’amour m’en eût d’abord inspiré la
pensée ;
C’est moi, prince, c’est moi dont
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