La fête écarlate
il avait trahi ; il avait cessé d’être digne d’estime.
– Quel homme, Ogier, pourrait aimer mieux que moi notre Pays de Sapience ?
– Mon père !
– Ton père n’a que mépris pour Philippe et son fils Jean… Il me l’a dit lui-même, à Gratot… Il serait étonnant que tu ne le saches point !
Les reflets du flambeau dansaient sur les murailles dont les fissures foisonnaient de rouge et d’or comme une étoffe sarrasine. Prison, tombeau, il fallait désespérer de quitter cette catacombe.
Harcourt soupira, ce qu’il allait ajouter lui pesait :
– Gratot… J’y suis passé en voulant gagner la Flandre alors que les hommes de Philippe et de Jean me pourchassaient… J’étais las, j’avais faim… Ils m’auraient sûrement attrapé si Gerbold ne m’avait hébergé… De chez lui, une nuit, je suis parti chez ton père… L’ermite l’avait prévenu… Il m’attendait.
Ogier se souvint : une nuit – et quelle nuit ! celle où Gerbold était martyrisé –, Guillemette lui avait révélé que son père, une seule fois, avait accueilli un mystérieux visiteur.
– Il m’a nourri avec le peu qu’il possédait… Comprends-tu : si j’avais essayé d’atteindre la mer pour y trouver de quoi m’embarquer, j’étais pris : les bandes (196) étaient gardées… Il me fallait m’enfoncer dans les terres… J’ai pensé à Gratot… Godefroy m’y a reçu sans joie mais sans déplaisir : loyalement… Et c’est d’ailleurs pourquoi tu n’as rien à craindre pour l’avenir de votre demeure, quoi qu’il advienne… J’ai incité ton père à faire comme moi : lui, Luciane et ta sœur auraient vécu selon leur rang en Flandre ou en Angleterre. Il s’est cabré… Pourtant, dans l’indigence où ils étaient tous !… Il refusait d’abandonner ses serviteurs ; ils étaient demeurés près de lui dans l’opprobre, il leur était redevable de cette fidélité-là… J’imagine en quel état tu les as retrouvés… Isambert m’a dit, pour ta mère…
– Messire, j’ai grande suffisance de grièveté, mais poursuivez, je vous prie…
Le garçon ne pouvait se décharger d’une inquiétude lancinante : reverrait-il Gratot ? Que s’y passait-il en cet instant même ? Il voulut s’installer mieux ; sa jambe aussitôt le tourmenta. Immobile, Harcourt le dominait de sa roide stature ; minces et aplaties quelquefois par son souffle, les flammes du flambeau devinrent tout à coup furieuses.
– En entrant à Gratot, mon cœur s’est serré.
« Est-il venu pour me délivrer ou pour me raconter ses émois ? Que me veut-il vraiment ou que va-t-il m’apprendre ? Gratot, j’en suis si loin ! »
– J’y suis resté deux jours pleins… sans quitter la chambre que tes parents m’avaient cédée… Leur château n’était plus celui de la joie de vivre…
Ogier se souvint de sa stupeur en retrouvant Gratot blessé, lugubre, et son père, sa sœur et leurs serviteurs vivotant dans une sorte de dénuement et d’humilité indignes du passé. Entre eux, là-bas, et les réalités tangibles, douloureuses, de cette geôle, il y avait cet homme, ce Boiteux qu’une sorte d’affection rendait malhabile au point que parfois les mots lui manquaient.
– Celui qui a gâté notre demeure en essayant de la détruire, c’est Blainville. Et il est votre ami !
– Ami, c’est beaucoup dire ; en fait, il ne m’est rien… Quand je suis arrivé à Gratot, je tenais à peine sur mes jambes… J’ai un peu dormi. Ensuite, tandis que je mangeais, ton père m’a raconté ses malheurs. J’ai enfin appris comment la bataille de l’Écluse avait été perdue et à cause de qui… Blainville, certes… Mais il y avait Hue Quieret, le mari de ma sœur Blanche, au commandement… Qu’il ait été l’un des auteurs de cette sanglante déconfiture ne m’a guère étonné…
Soudain, très fort :
– Mais parle donc !… Je viens te dire qu’Alençon veille sur toi, et tu m’insultes !
Harcourt voulait être entendu de ses compagnons, au cas où certains d’entre eux seraient redescendus pour tenter de surprendre ce qu’il disait. Ses yeux pétillèrent sous le bord du chaperon, et sa mâchoire se contracta. Puis sa voix redevint un murmure :
– Quand j’ai vu les ronces de Gratot, les terres en friche, tous ces maux dont souffrait ta demeure, j’ai pensé à Saint-Sauveur que je venais d’abandonner. J’ai craint que ma chevance (197) ne
Weitere Kostenlose Bücher