La fête écarlate
m’a-t-il…
– Laisse-moi paroler car j’ai peu de temps. Tu sais que je connais Isambert, puisque je venais à Gratot lorsqu’il y exerçait son office… Eh bien, avant-hier, au tournoi, alors que je me croyais en sécurité parmi les gens du commun, je me suis heurté à lui, où Dieu, à ce qu’il prétend, a voulu que nous nous rencontrions… Nous avons vu ce qu’on t’a fait… Isabelle a dû avoir eu envie que tu l’enconnes et tu l’as repoussée… D’où son ire à ton égard… Mais dis-moi : tu ne sembles pas ébahi de me voir !
– De vous voir céans, si, messire. De vous savoir en Poitou, non… Je vous ai entrevu le jour même de mon arrivée… Votre frère aîné, Jean, et son fils, puisqu’ils étaient à Chauvigny, auraient pu vous reconnaître !
– Je savais que le sire de Touffou les recevrait, et j’ai su les éviter… Oyré m’a dit que tu étais tombé dans son escalier…
– Il m’a roué, messire.
– J’ai vu cet instrument hideux… effrayant… Mais je ne pensais pas… Seigneur, j’arrive à temps !… Tu t’es mis ces attelles toi-même ? Veux-tu…
– N’y touchez pas, messire…
Le garçon allait ajouter : « avec vos sales mains de traître ! » Il s’abstint : sa vie semblait aussi dépendre de cet homme ; mieux valait le ménager.
– Ce linfar t’a roué !
Le Normand scruta les parois détestables. Rien d’autre que des écailles et bossettes blafardes, moisies et comme spongieuses au plafond.
– Insulte-moi si ça te soulage, Ogier… Oh ! oui, j’ai retenu ton nom…
Bien qu’il fut toujours vêtu en huron et coiffé de son chaperon vert, la puissance de ce guerrier prenait dans cette geôle exiguë une éloquence lugubre, presque démoniaque.
– Rien n’est plus injuste et déplaisant que ce qui t’est advenu… Cet Oyré n’est rien qu’un infâme, un abject !
– Et vous, messire, qu’êtes-vous devenu pour moi qui vous ai admiré presque autant que j’admirais mon père ?… Un banni de retour en ce royaume pour le mettre en perdition !
Ogier retenait des larmes d’impuissance. Le roc lui pénétrait entre les omoplates ; il grelottait de fièvre, d’incertitude et de froid. Cette face compassée, aux traits puissants sous la barbe vermillonnée aux flammes de la torche, l’exaspérait.
– Je suis venu, Argouges, parce que j’ai craint pour ta vie, tout comme Isambert… Pour cela, je me suis mis en péril…
– Je le comprends. Toutefois, messire, c’est m’injurier que de parler de péril en l’état où vous me voyez… Si je vis, ce dont je doute, nous serons égaux en claudication, sauf que la vôtre est de naissance… La mienne me paraîtra plus digne, en vérité !
Il devenait impertinent ; Harcourt sourit :
– Quand nous avions ton âge, ton père et moi étions inséparables : frères autant que frères d’armes… Tu nous ressembles.
Bien que murmurée, cette phrase attisa l’orgueil d’Ogier. Il était prêt à tout accepter de cet homme, sauf sa pitié débonnaire.
– Seriez-vous face à mon père qu’il vous combattrait pour vous occire, sans le moindre repentir !
Les lèvres boudeuses se désunirent ; Ogier s’attendit à un rire offensant. Il n’en fut rien.
– Garde-toi d’oublier, Argouges, que depuis six ans ton père est considéré, lui aussi, comme un traître à la couronne de France ; un traître auquel une poignée de chevaliers amis ont sauvé la vie juste à temps… Après avoir perdu fort indûment, mais rigoureusement l’honneur, il aurait mieux valu qu’il abandonne son château et ses terres pour se rendre auprès d’Édouard III et lui jurer foi et hommage ! Le sire de Marigny, auquel il a fait aveu, n’est rien d’autre qu’une sorte de fantôme. Édouard, lui, existe. Il règne. Et après tout, ce souverain est le vrai petit-fils de Philippe le Bel alors que ton Philippe de Valois n’est qu’un roi trouvé, responsable d’une part de tes malheurs, puisqu’il a contribué à la dégradation de ton père !
– Je sais… Mais à défaut d’honorer cet homme, les Argouges demeurent fidèles au royaume qu’il détient de par Dieu… et dans ce royaume, au duché de Normandie.
Harcourt eut un haut-le-corps, puis sourit à nouveau. Ainsi, partagé entre la colère et la pitié, il fournissait au blessé l’image d’une dignité infiniment humaine, incapable d’une bassesse. Mais ce n’était qu’un leurre :
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