La fête écarlate
t’embourbes ici, à Rouen, alors que ces Wandres (252) , qui sont à la recherche d’un pont pour aller sans doute en Flandre, ne vont pas s’y attarder…
– Qu’en sais-tu ?… Laisse-moi décider pour le bien du royaume !
Conquérant et superbe, Philippe VI se mit à marcher, prenant plaisir sans doute à entendre tinter ses éperons inutiles. Le fourreau de son épée chatouillait parfois, de sa bouterolle d’or, les draps et couvertures répandus sur le sol. Attrapant cette gaine de velours bleu semé de fleurs de lis d’argent, Alençon immobilisa son frère :
– Édouard, son fils et Harcourt font une guerre différente de la nôtre. Ils courent en avant, s’éparpillent, se rassemblent ; repartent avec leur charroi d’armes et de vitailles tiré par de bons chevaux… C’est bien ce que nous ont dit nos coureurs ?… Nous allons en gros attroupements lents et, à chaque halte, chacun fait à sa façon et veut en imposer à ses voisins… Mais ce n’est pas tout, mon frère : si, comme je le crois, ces démons veulent cheminer vers la Flandre, ils nous contourneront d’une manière ou d’une autre, de jour ou de nuit, de près ou de loin… Tu as fait creuser des fosses devant Rouen, brûler quelques maisons qui t’empêchaient la vue, couper un pont dont nous avions besoin plus encore que ces malandrins, mais crois-moi, ils…
– La paix ! hurla Philippe VI. La paix, Charles !
Il écarta ses jambes, crocheta ses pouces à la boucle de sa ceinture, éleva d’un degré son petit menton pâle :
– Je combattrai tout seul mon cousin d’Angleterre !… Cesse donc de me reprocher insidieusement de montrer trop d’intérêt pour les conseils de Richard !
« Ça y est », se dit Ogier, « il est question de Blainville ! »
– Oui, Philippe, cria presque Alençon en s’agitant sur son lit. Oui, en vérité !… Quand Thouars est venu me dire que ton Normand t’avait glissé cette idée dans le creux de l’oreille, je n’ai pas voulu le croire !… Tout homme penchant pour l’Anglais ne pourrait que te proposer pareille sottise…
– Mon frère, je t’interdis…
–… car, en vérité, ce combat à un contre un avantage Édouard, tandis qu’à cent mille contre trente mille, ce malandrin est sûr d’être défait !
– Charles, tes allusions sur Richard sont…
– Sont quoi ?… Ce n’est pas à ce falourdeur issu du commun de jouer les Végèce, mais à toi seul, avec l’assentiment de tes maréchaux et capitaines. C’est l’honneur de ton royaume que tu défends présentement !
– Tu m’importunes, Charles. Tu me parles d’honneur, moi je pense à la gloire !
Cette fois, Ogier frémit de surprise et de crainte : « Où cet homme va-t-il nous mener ? » En traversant le cantonnement de la noblesse, il avait éprouvé une émotion presque aussi puissante qu’à Chauvigny. Dans la nuit pourtant noire, les soies des pavillons et des bannières chatoyaient aux lueurs des feux et des torches. Son plaisir s’était fortifié quand il avait entendu les rumeurs de l’immense armée répandue dans la plaine et le long du fleuve. Cent mille combattants. Était-ce possible ? Leurs feux, en tout cas, semblaient un pan de ciel tombé sur terre… Il les verrait demain, au grand jour. Présentement, les fumets de leurs mangeailles parvenaient jusqu’à cette tente, couvrant les odeurs de leurs corps et de leurs excrétions, et celles des pissats et crottins des milliers de chevaux. Ils riaient, hurlaient, chantaient. Parfois jaillissait une sonnerie de trompette… Les manants de Rouen étaient-ils rassurés par la proximité de cette immensité d’hommes de guerre ? Les craignaient-ils, au contraire ?… Allons, même sous la sujétion de ce roi orgueilleux, ces cent mille hommes-là écraseraient Édouard et son troupeau…
Mais Alençon criait toujours ; Ogier se sentit de trop dans cette querelle fraternelle. Il avait de loin en loin pensé, lui aussi, qu’on eût pu choisir dans les deux partis quelques hommes bien adurés (253) afin que l’issue de leur combat décidât du sort des armes. Après tout, il avait été un des champions de son oncle lorsque Robert Knolles, las de nombreux assauts vains et sanglants, avait réclamé aux assiégés de Rechignac une rencontre à trois contre trois. Mais pour Anglais qu’il fût, Édouard n’était pas Knolles : il triomphait partout, il continuerait. En cet été de soleil,
Weitere Kostenlose Bücher