La fête écarlate
criarde, Alleyne les interpella et aussitôt l’accès fut libre.
La cour grouillait de guerriers. Devant des écuries, une vingtaine d’archers s’exerçaient sur deux bersails. Aucun ne portait un carquois ; tous gisaient à terre.
– Ils plantent leurs sagettes à leurs pieds, dit Gauric à voix basse. Cela réduit leurs gestes à l’essentiel. Saisir la flèche dans son dos, l’encocher puis l’ajuster : quelle perte de temps !
Alleyne amena son cheval auprès de celui du messager :
– La Compagnie blanche, messire… Le temps de compter jusqu’à soixante, chacun de ces archers a tiré douze sagettes et atteint douze fois la mouche.
– Je vous crois, dit Ogier simplement.
Alleyne salua des archers au passage. Sa chevelure épaisse et lustrée formait une cervelière noire à sa tête puissante. Ses yeux étroits, malicieux sous leurs paupières cillantes, donnaient une vie joyeuse à sa face impassible, et une étrange et fugitive moquerie pinçait parfois ses lèvres épaisses, sensuelles. D’où lui venait cette balafre récente ? Combien de femmes, pucelles et fillettes avait-il violées depuis la Hogue-Saint-Vaast ?
Il mit pied à terre et invita Ogier et ses compagnons à l’imiter.
– Soyez quiets pour vos chevaux : Colin et Dave vont les faire boire et manger…
Après s’être renseigné auprès de deux palefreniers occupés à ferrer un roncin, le sergent désigna un bâtiment, l’ancien logis des propriétaires, sans doute occis :
– Le roi est là… Suivez-moi.
Le vestibule avait été privé de ses meubles : on voyait sur les murs les taches claires de leur emplacement. Un escalier menait vers une sorte de galerie d’où tombaient des voix et des bruits de pas. À gauche, une porte donnait sur la salle commune. Dans la cheminée un feu dévorait ce qu’Ogier crut être un tiroir et une corniche d’armoire, rendant pour le moment inutile l’usage d’une chandelle. Ce fut tout ; un homme s’approchait de lui, les narines et les yeux gonflés d’étonnement, les poings serrés, le front soudainement bas comme un taureau se préparant à la charge. Une huque de lin safran lui tombait aux chevilles.
– Encore vous !
Cette fois, Ogier ôta son bassinet, ce qui fit sourire Édouard III.
– Ah ! tiens, vous voilà cérémonieux.
Le rire du roi, mêlé aux craquements du meuble dévoré, se répercuta d’une façon sinistre sous le plafond gris-noir alourdi de solives brunes.
– Vous avez, semble-t-il, couvert un long chemin… Avez-vous soif ?
– Non, sire.
Ogier avait pris le parti du respect. Quelque chose de plus fort que sa détestation le lui imposait : une évidence éprouvée lors de leur première rencontre : cet homme était un vainqueur-né. C’était à peine s’il osait plonger son regard dans le sien, alors qu’en présence de Philippe, il n’hésitait point, au risque de passer pour un insolent.
– Toujours la dignité !
Derechef, le roi dilata ses narines, flaira l’air tiède et sec comme un des veautres de sa meute tout en vrillant l’extrémité de sa barbe ; et devant ce monarque puissant, farouche, Ogier ne put s’empêcher d’évoquer une fois de plus Philippe VI. À la honte qu’il éprouva aussitôt pour cet outrecuidant s’ajouta une humiliation sans frein envers lui-même, son messager.
– Pas soif ? Est-ce bien vrai ?… Alors, parlez…
– Sire, je reviens à propos de ce combat d’homme à homme…
Après un « Ah ! Ah ! » dont le garçon ne put savoir s’il exprimait la contrariété ou l’ironie, Édouard III s’assit sur le bord de la table, au centre de la salle et, croisant les bras :
– En trois coups de tranchant, j’anéantis Philippe… Vous le savez tout aussi bien que moi !… Il ne vous confie que des missions désagréables. Et vous souffrez d’être son noncierre.
Tirant sur le cordonnet attaché à son cou, Ogier extirpa en l’écrasant, la custode enfouie sous sa cuirasse. Il la tendit au souverain qui la saisit comme une chose répugnante : du bout du pouce et du médius.
– Puis-je vous dire, chevalier, que vous seriez plus à l’aise à mon service ?
– Oh ! sire… Vous avez déjà grande suffisance d’hommes de par chez nous…
Ogier s’était abstenu de prononcer : « de traîtres » ; il se sentait presque avili en ce moment. Quel dommage qu’il ne pût servir un roi solide, équilibré, astucieux ; un roi qui, depuis son
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