La fête écarlate
demanda :
– Est-ce toi, Champartel ?
– Messire !
Lâchant ses charpies ensanglantées, Thierry se dressa, et malgré sa joie, Ogier fut frappé par la tristesse de cette face sale, amaigrie, marquée d’une taillade à la pommette dextre.
Les joues de l’écuyer s’étaient comme aplaties ; ses yeux bridés, sa bouche affaissée témoignaient pour de la souffrance et du désespoir. Son rire lui-même ne pouvait se délivrer d’une lassitude extrême. Poudreuse et tachée de vermillon, l’armure de Kergœt avait souffert : il y manquait une rondelle d’épaule et ses cubitières avaient été faussées.
– Ah ! messire… Je vitupérais Dieu, mais je crois qu’il est bon ! Faut vous dire…
Il hésitait, riait plus fort, ne savait par où commencer son histoire ; mais le blessé gémit : un jeune huron à l’avant-bras rompu. Thierry se baissa, fit un garrot qu’il serra en s’aidant d’une hampe de flèche.
– Tu vas voir, gars : ton sang va cesser de couler.
Il leva sur Ogier un regard vieilli et comme ensommeillé :
– Que n’avons-nous cent ou deux cents Benoît Sirvin !
Il appela un de ses compagnons ; celui-ci, guenilleux, accourut : « Supplée-moi, Ancelin », et il saisit son bassinet posé sur le granit d’une marche :
– Ah ! messire, que c’est bon de vous revoir !… Il faudra me raconter…
Tandis qu’ils faisaient quelques pas sur le mail où les sabots du Blanchet butaient sur des tronçons d’épées et des débris d’écus et de lances, Ogier demanda :
– Comment, Thierry, es-tu arrivé là ?
– J’avance à reculons, pour tout dire… Je me bats depuis Saint-Lô… Bête comme je suis, j’avais pensé que l’ost royal accourait au-devant des Goddons. Mais rien, messire !… Rien… Je suis desbareté (319) … C’est tellement horrible, surtout depuis Caen…
– Je m’en doute.
– Évreux, Louviers, Vernon, Mantes… et puis Poissy où, après avoir traversé la Seine en aval, je suis arrivé alors que Northampton faisait sa percée sur le pont remis en état !… Ah ! là là, leurs archers, messire : ils sont terribles !
Thierry renifla, son menton dur eut des frémissements : un chagrin le prenait ; il essuya ses yeux :
– J’ai perdu Veillantif, messire… Ah ! les fredains (320) … À cinq contre moi… contre nous , je veux dire… Il n’y avait aucun moyen d’empêcher leur avance… De quatre cents que nous étions à Saint-Lô, avec le sire de Chiffrevast, nous ne sommes plus que cinquante-cinq…
– Parle-moi de Veillantif !
Thierry eut un soupir et un mouvement d’impuissance puis, serrant son bassinet contre sa hanche :
– Le pauvre !… Il a pris une sagette dans le cou et le fer d’un godendac (321) en plein cœur… Il n’a pas souffert, c’est ce que je me répète… Il n’empêche que j’ai l’âme en peine… Cinq qu’ils étaient… Ah ! je l’ai bien vengé, Veillantif !
– Tu les as tous occis ?
– Ils méritaient bien ça !
– J’ai de la peine… fort grande… pour ce bon cheval.
Veillantif, c’était le compagnon de Blanquefort ; c’étaient aussi les chasses et les plaisants galops dans les champs et forêts ceinturant Rechignac… Heureux temps ! Une certaine forme de bonheur pour les êtres et les bêtes… Mais le bonheur n’engendrait jamais rien de bon ; il semblait qu’il débouchât toujours sur des peines et, comme maintenant, sur du sang et des ruines.
– Veillantif a eu la mort digne, Thierry. Digne de Blanquefort, un preux, lui ; un cœur fier comme je n’en ai trouvé aucun, jusqu’à présent, parmi les prud’hommes que j’ai côtoyés… Allons, cessons de nous affliger : il doit bien y avoir un paradis pour les bêtes !… Je veux penser qu’il en existe un… Pas toi ?… Ce serait trop cruel et injuste sans ça !… Comment va Marchegai ?
C’était dans l’ordre des choses, puisqu’ils parlaient d’un noble animal, qu’avant de s’informer de ses parents, il tînt à obtenir des nouvelles de son destrier.
– Il va bien, les autres chevaux aussi… Saladin s’est regimbé en quittant Chauvigny… Il va bien également… Titus s’est envolé par la faute d’Aude, un jour qu’elle a voulu chasser. L’oiseau n’est pas revenu…
– Dommage : je ne retrouverai jamais un aussi bon faucon, et de plus, c’était un présent de Bressolles… Mais parle-moi de ma famille ; ensuite, tu me
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