La fête écarlate
cette Blanche-Tache existe, les gars, elle ne peut être qu’à un quart de lieue d’où nous sommes. Avancer cette nuit davantage eût été commettre une erreur…
– À condition, dit Gauric, que les Anglais aient eu connaissance de ce passage… Il est vrai que la bonne chance est toujours de leur côté !
Thierry fit entendre un grognement :
– Un qui doit se réjouir, c’est Blainville. Toute la journée d’hier, il a veillé sur le roi comme sur un malade, s’inquiétant dès que son hanap ou son écuelle était vide.
– Pourquoi semblez-vous engrigné contre sire Richard ? s’étonna Gauric. Le roi l’estime et ses conseils lui plaisent fort.
– Cesse d’en parler, Thierry ! exigea Ogier sans répondre à leur compagnon.
– Soit ! Soit !… À quoi bon vous irriter… Si je n’avais parlé, cette nuit nous aurait paru longue… Quand je pense que nous n’avons pas vu un seul feu dans le noir et que le petit matin est proche, je me dis que les Goddons…
Ogier interrompit l’écuyer :
– S’ils sont assemblés dans ces prés fangeux, prêts à franchir la Somme dès le recul des eaux, ils font en sorte qu’on l’ignore.
– Il me tarde d’y voir clair, dit Gauric. Bon sang ! s’ils sont présents, des bruits devraient nous venir aux oreilles ! Les coureurs qui les ont épiés assez longtemps disent qu’ils traînent un convoi de bagages et de butin long d’une demi-lieue.
Après un silence, le Breton ajouta que des captives étaient recluses dans les plus grandes voitures tirées par des couples de juments amenées d’Angleterre, et que la nuit, sous peine d’être occises, elles faisaient les délices des connétables, des capitaines et sans doute du roi et de son fils. Derrière ce charroi marchait la viande sur pied : un long troupeau de moutons et de bêtes à cornes. Ogier pensa qu’afin d’obtenir le silence, ces bêtes avaient dû être égorgées avant même que les Anglais fussent passés par Airaines. Et tandis que le jeune Breton parlait à voix basse, intarissable, il imagina le long cortège des conquérants traversant la Normandie : les chants des piétons, les jurons et claquements de fouet des charretiers mêlés aux crépitements des flammes dévorantes.
– Nous sommes le jeudi 24. Il y a juste un mois, je fuyais de Saint-Lô… J’ai couvert du chemin depuis !
– Il y a six ans, Thierry, fuyant l’Écluse, j’ai erré dans cette contrée… Il y a un mois, j’étais encore à Chauvigny. Le chevaucheur dont je t’ai parlé m’annonçait qu’ils avaient débarqué… Jamais je n’aurais pu penser qu’ils nous accableraient ainsi.
– Il y a un mois, dit Gauric, mon père me confiait à messire Montmorency qui me donnait au roi. Il paraît que dans deux ans je-serai écuyer, puis chevalier… Et me voici là… Sans doute, d’où nous sommes, pourrons-nous voir la mer… Je la flaire. Pas vous ?
Ils devinaient sa présence à cette odeur de sel, à cette humidité puissante et à certains cris aigres et pointus : les mouettes s’éveillaient mais la campagne restait invisible sous sa guimpe de brumes noires.
– Bon sang, j’y reviens ! dit Gauric. S’ils étaient en bas, ils feraient du bruit : ils sont trente mille !
– Je les connais bien, dit Thierry. Ils ont une vertu dont la plupart d’entre nous sont privés : l’obéissance… Mais à quoi songez-vous, messire ?
– J’ai eu, dit Ogier, dix-neuf ans voici deux jours. Je n’y ai même pas pensé… Tancrède, ma cousine, les a eus le 19… Où est-elle ?
– Vous n’avez pas encore oublié cette… je ne sais quoi ?
– Cela m’advient d’y penser.
Flammes claires, criardes, dans la pénombre, les mouettes de leurs ailes falquées commençaient à fendre l’air.
– Je crois que la mer descend, dit Gauric.
Ressaisi d’anxiété – « Que se passe-t-il en bas ? » – Ogier demanda :
– Es-tu Breton, Gauric ?
– De Rostrenen, messire.
– Blois ou Montfort ?… Où vont tes préférences ?
– Je ne saurais en avoir… Je pourrais aussi bien les servir l’un et l’autre.
Ils devenaient nerveux et parlaient surtout pour passer le temps. Ogier frissonnait dans ses fers. De froid et d’impatience.
Un coup de vent traça une grande vague claire dans la brume, Thierry tendit l’index :
– Oh ! voyez…
Par l’échancrure et sur les flancs de deux courtes collines, immobiles mais prêts à sinuer,
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