La fête écarlate
plusieurs épais serpents d’acier, de cuir, de bois apparaissaient, chacun disposé en un si parfait arroi qu’Ogier, accoutumé aux continuels désordres de l’ost français, en fut émerveillé :
« Deux cents chevaliers devant », estima-t-il, « puis deux mille piétons et une douzaine de chariots. Et à nouveau deux cents chevaliers, deux mille piétons et des chariots. »
Ainsi de suite.
– Les voilà, dit-il. Nous n’avons pas eu, nous, à les chercher longtemps.
Se demandant parfois ce qu’il ressentirait au spectacle de cet exode de barbares, « De la peur, sans doute », s’était-il répondu. Or, il n’éprouvait rien de semblable. La curiosité l’emportait sur la haine. Et pourtant ! Il avait devant lui les meurtriers de Caen, les bourreaux de Saint-Lô et de tant d’autres cités normandes ; les impies, les sacrilèges. Et son cœur battait paisiblement !
– Ils sont tous là, attendant que vienne l’ebbe (345) . Ils ont dû se rassembler cette nuit, tandis que nous quittions Airaines. Comme nous le craignions, quelqu’un leur a révélé le passage (346) !… Méfions-nous…
Thierry désigna quelques miroitements :
– Ils ont les pieds dans l’eau. La prairie en est gorgée…
– Mais leurs chariots sont sur un terrain dur, dit Gauric.
– Oh ! là là ! s’exclama Ogier. Regardez de l’autre côté du fleuve, vers Abbeville.
Là-bas, dans les champs plats emmitouflés de brume, des luisances apparaissaient, rouges aux feux du soleil levant, de sorte qu’il semblait que tous ces tranchants, piquants et crochets en marche eussent déjà servi.
– Par saint Yves, est-ce le roi ? interrogea Gauric.
– Nullement ! C’est le bon, l’excellent Godemar !… Quant au roi – qui doit encore dormir à Airaines –, il pouvait, cette nuit, soit aider du Fay, soit nous rejoindre sur cette rive. D’Airaines à Abbeville, il y a quatre lieues, et presque autant d’Abbeville à l’endroit où nous sommes… S’il décide, à son lever, de venir d’un côté ou de l’autre du fleuve, Philippe arrivera comme il en a coutume : trop tard.
Clignant de l’œil face au soleil, Thierry grogna :
– S’il s’agit du Godemar, ses compagnies ne se hâtent pas.
– Et pour cause : il ignore que les Anglais sont à la Blanche-Tache. Il s’en approche sans prudence.
– Ou peut-être trop prudemment ! dit l’écuyer. En tout cas, sachant qu’on peut traverser à gué cet endroit, il aurait dû y venir dès hier matin et y établir des défenses… Je souhaite qu’il ne soit pas seul au commandement !
– Il n’est pas seul, dit Gauric, étonné. Il a auprès de lui l’Hermite de Caumont, Jean de Picquigny et. On les dit forts et hardis…
– Tant mieux, dit Ogier. Voyez, compagnons : trente mille Goddons tout proches et, au-delà de l’eau, bientôt dix ou douze mille guerriers de chez nous… Si Philippe VI et ses batailles approchaient d’où nous sommes, nous pourrions crier victoire avant midi. Les malandrins qui nous échapperaient se noieraient dans ce fleuve, et ceux qui parviendraient à le traverser seraient bellement accueillis par les hommes du Godemar !
– Et de plus, et surtout, ajouta Thierry, Édouard, son fils, Harcourt et les réchappés de la Chevalerie d’Angleterre en seraient à crier merci !
– C’est un songe, Thierry. Un beau songe…
Ogier s’interrompit, admirant les Anglais. La Somme, grosse encore, devait attirer leurs regards, exciter leur impatience et celle-ci les emplir de tremblements, mais ils attendaient, apparemment quiets, dans les prairies coupées de flaques où çà et là des éminences de terre ferme se couvraient de buissons, de saules tortueux, de frênes et de peupliers élancés. L’eau luisait comme de grands yeux bleus entre les cils fournis des mares, et des alouettes, en s’essorant des fondrières humides, lançaient au ciel des chants joyeux.
– Quels hommes, ces Goddons !
Ils semblaient changés en statues par un sortilège fabuleux, à la mesure de leur multitude. Quatre cavaliers seulement, dont un à l’armure sombre, parcouraient les flancs des colonnes, à la façon des chiens de berger surveillant un troupeau ; soudain, ils s’arrêtèrent : des trompes mugissaient. Des coureurs à l’aguet sur l’autre rive venaient d’apercevoir l’armée en marche.
– Et voilà, dit Ogier. Notre Godemar ne se doute de rien ; eux, ils savent… Voyez ! Leurs
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