La fête écarlate
possible : la chevalerie d’Édouard III traversait le fleuve, et ses montures n’ayant de l’eau qu’aux genoux, pouvaient galoper aisément.
À l’abri d’une maigre feuillée, Ogier, affligé, vit avancer deux cents cavaliers dans des gerbes mousseuses, tous vociférant, la lance sous l’aisselle. Certains tombèrent, atteints par des carreaux, mais deux cents autres, peut-être plus, s’élançaient.
– Ils vont passer, Thierry… Je le sens !
– Alors, partons ! Je n’ai nulle envie de crever pour un bourdeur comme du Fay !… Alençon nous attend : courons lui rapporter ce que nous avons vu !
Déjà un chevalier anglais atteignait le milieu du fleuve, laissait choir sa lance, faute d’adversaire, et dégainait. Son cheval piétinait dans une écume blanche.
– Cobham à moi !
– Saint George for England !
Derrière, c’était la funèbre ruée des hommes de fer, le grand haro composé de leurs cris de guerre et des insultes à Philippe de France. Étourdi par ces hurlements, cette tuerie – les archers anglais tiraient toujours et leurs traits meurtriers passaient au-dessus de leur chevalerie – et cette avance tempétueuse, Ogier tendit l’index.
– Regarde, Thierry ! Si son fils n’y est pas, l’Édouard est là-dedans avec un gonfanonier… Et celui qui galope à côté, c’est Harcourt ! Il a conservé sa moraille (351) déclose afin, sans doute, que son frère et son neveu le reconnaissent… Et vois, de notre côté, ce qu’il fallait éviter !
Plutôt que de les attendre sur la rive, dans une position sûre, hurlant « Montjoie » et « Saint Denis », quarante ou cinquante chevaliers de France galopaient dans le fleuve, à la rencontre des Anglais, offrant des cibles merveilleuses aux archers gallois dont le tir, du fait de ce rapprochement, gagnait en précision et puissance. Des chevaux et des cavaliers tombèrent avant même d’avoir parcouru quatre ou cinq toises.
Obéissant à un cri de Godemar du Fay dissimulé sous un arbre, deux autres escadrons s’élancèrent, hurlant, lance en avant, alors que l’arme courte, maniable, s’imposait.
– C’est aller à la boucherie, dit Thierry. Quand ces démons d’Anglais seront passés, c’en sera fait de nos piétons : ils se débanderont !
Un nouvel escadron se jeta dans la Somme.
– Alors, Fenouillet ?… Vous n’y allez pas ? Auriez-vous peur ?
Ogier frémit, fouetté par la provocation : « Ce Godemar, est un trigaud (352) . Il faudra que je le lui dise. » Rieur, il répliqua :
– Allons-y ensemble, messire.
Et l’autre ne répondant rien :
– Vois, Thierry, comme certains des nôtres sont bêtes : ils ont des fléaux ; leurs chaînes s’enroulent autour des épées ennemies ; le temps qu’ils essaient de les dégager suffit pour qu’ils se fassent occire par-derrière ! Les marteaux et les haches non plus ne sont pas de mise : la reine du jour, c’est l’épée… Tiens, le Godemar semble se décider… Ne passons pas pour des couards : s’il y va, suivons-le !
Thierry décrocha son écu de sa selle, glissa son bras gauche dans les énarmes et dégaina :
– Sortez-vous le vôtre de sa housse ?
– Je ne le puis : il y a dessus mes lions équeutés.
L’écuyer appela un vougier accroupi entre les jambes d’un cheval mort :
– Holà, toi !… Ramasse cet écu et donne-le à ce chevalier.
C’était un bouclier de bois carré, garni de fer ; une taloche uniformément noire ayant appartenu à l’un des malheureux étendus sur la terre et dans les flaques vaseuses. Certains, le dos hérissé de flèches, rampaient ; d’autres appelaient et nul ne s’en souciait : sur la rive gauche du fleuve, une nouvelle bachelerie (353) se précipitait au combat, ce que voyant, du Fay, visiblement à regret, Picquigny et Caumont abaissaient leur visière et s’élançaient à leur tour derrière une cinquantaine de chevaliers.
– Allons-y, Thierry. Laissons notre bassinet ouvert afin d’y voir mieux.
– J’y vais un moment… Outre qu’Alençon vous attend, ce n’est pas ainsi que vous vengerez votre père !
Dans l’eau écumante et rouge, la bataille grossissait en clameurs et fureurs. Tout homme qui tombait, s’il ne se noyait, périssait écrasé par les fers des chevaux. Les heurts des boucliers, les craquements des lances et le cliquetis des épées ne pouvaient cependant couvrir les hurlements des guerriers et les
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