La fête écarlate
flottaient des bannières de brume ? Seul Blainville le savait, et l’on eût dit qu’il avait préparé cette fuite…
Le suivre et le confondre !
De grandes ombres innombrables roulaient dans le ciel où des étoiles apparaissaient. La pluie, la pluie toujours, pouvant laver la crasse, mais non le sang… La pluie impuissante à nettoyer l’âme… Et tout à coup, des bâtiments ombreux, des toits superposés, les pointes de deux tours et la tête carrée d’un donjon. Un air d’abandon et une apparence lugubre.
– Où sommes-nous, Richard ? demanda le roi sans pouvoir dissimuler son angoisse.
– Sire, au château de la Broye (412) .
Ogier fut partagé en deux par un frisson.
– La Broye ? s’étonna Philippe VI.
– Oui, sire. J’en connais le seigneur, on peut se fier à lui… D’ailleurs, les Anglais n’iront pas jusqu’ici… Je pense qu’ils partiront vers Calais.
– Calais !… Il faut envoyer des messages…
– Avec quoi, sire ?
Seuls Ogier, Thierry et Montmorency perçurent l’ironie de cette question. Et Blainville d’ajouter, rassurant :
– Les parois sont épaisses. Vous y aurez bon asile et sûreté !
« La Broye !… C’est la volonté de Dieu ! »
Ogier retint son Blanchet tandis que le roi et Blainville, à l’avant, s’engageaient sur un étroit chemin qu’il reconnut malgré la nuit.
« C’est bien ce maudit château ! »
Six ans plus tôt, c’était là qu’il avait quitté son père. Six ans plus tôt, c’était derrière ces murs livides qu’on avait injustement dégradé Godefroy d’Argouges et diffamé ses lions d’or.
– Pourquoi ce baron que vous semblez bien connaître, Richard, n’était-il pas des nôtres ?
– Il est vieux. Son fils est à Aiguillon avec le duc Jean.
– Ah ! bien… Si mon fils avait été présent avec sa chevalerie…
Le roi s’interrompit, sachant la vanité des si de cette espèce.
Les chevaux s’arrêtèrent devant le fossé, face au pont-levis dressé. À l’angle dextre de la courtine d’entrée, une lueur bougeait derrière une archère. Dans la paix de la nuit, la voix de Montmorency s’éleva, autoritaire :
– Ouvrez au nom de Dieu tout-puissant !
Ogier constata que Blainville n’avait rien dit. Il leva de nouveau les yeux vers la lueur. « Pourquoi ce malandrin nous a-t-il menés là ?… Et s’il avait machiné qu’en cas de défaite, il conduirait le roi en ce lieu pour le livrer à quelque compagnie d’Anglais ?… En tout cas, il ne sait pas que nous l’avons vu occire Alençon ! » Le pont-levis tomberait-il ?
Des bruits. N’y avait-il céans aucun guetteur alors que, six ans plus tôt, ce châtelet regorgeait d’hommes d’armes ? Le fils du châtelain les avait-il tous emmenés à Aiguillon ?
– Qui est-ce ? demanda soudain quelqu’un dont la tête remuait entre deux merlons, tout près d’une échanguette d’angle. Il est bien tard pour…
Philippe VI remua sa main gantée de fer, et toussa, luttant contre une honte suffocante.
– Ouvrez, baron, dit-il, impétueux et contrit.
Et comme l’homme, là-haut, ne disait mot :
– Ouvrez !… C’est l’infortuné roi de France (413) !
*
Le grand portail s’ouvrit sur une cour obscure dans laquelle les chevaux hésitèrent à s’engager. Comme les hommes, leur tête était pleine du tumulte de la bataille. Le silence des murailles endormies, tout en les ébahissant, les obligeait à la prudence. Leur pas se fit cependant plus précis lorsqu’ils eurent compris qu’ils venaient d’atteindre un refuge. Sans doute auguraient-ils que les trois palefreniers accourus à leur rencontre les pourvoiraient en eau et fourrage et que peut-être une litière de paille épaisse guérirait de leurs tremblements leurs jambes lourdes de lassitude et d’effroi.
Le roi ne disait mot. Lorsqu’il eut mis pied à terre, il souffla bruyamment et parut tâter, à travers ses fers, ses blessures les plus cruelles. En fait, c’était surtout son orgueil qui saignait. Il se voyait enfin en suzerain déshonoré. Autour de lui, les armures luisaient faiblement – comme avec crainte.
– Nous les tenions, dit-il. Ils se savaient perdus…
Il se parlait à soi-même et chevrotait.
– Monseigneur saint Michel nous a trahis.
Il fallait un coupable ? Il accusait l’archange.
– Et l’oriflamme !… L’oriflamme !
Il en eût pleuré. La présence de ses compagnons empêchait son
Weitere Kostenlose Bücher