La fête écarlate
n’est pleine et apaisante, car toujours le souvenir du matin où mon père fut dégradé me tire du sommeil… Et sire, messeigneurs, il fut dégradé ici même !
– Céans ? s’étonna Philippe VI.
– Ici, à la Broye, sire. Et c’est pourquoi si Blainville, pour des raisons que j’ignore, vous a mené en ce lieu, Dieu a voulu que je vous y suive.
Le roi soupira ; ses vassaux se taisaient ; Blainville riait silencieusement.
– Six ans ! soupira Ogier à bout de souffle. Six ans qui, dans la vie de mon père, ont compté comme vingt ou trente… Six ans pendant lesquels l’existence de ma famille fut si dure que ma mère – le Seigneur lui pardonne ! – mit fin à ses jours… Six ans pendant lesquels ma sœur Aude – que ce démon avait un moment convoitée – a usé sa jeunesse en vivant plus mal qu’une huronne !… Six ans pendant lesquels je suis passé pour mort, et seuls mon père et un ermite me savaient en vie…
– Pourquoi vous avait-on fait passer pour mort ? demanda Montmorency.
– Parce que, messire, ce malandrin aurait pu m’occire…
Et reprenant son souffle, Ogier poursuivit :
– Six ans pendant lesquels, sans jamais défaillir un seul jour, j’ai appris le métier des armes en espérant qu’il m’adviendrait, sire, en votre présence, de confondre ce traître avant que de le châtier avec votre assentiment… Six ans où mon plus violent désir fut de revoir cet homme… et vous ne pouvez imaginer, vous tous, quel tourment un tel désir est pour l’âme !
Le roi fit un pas vers ce confident qui n’avait rien ignoré de sa vie, de ses espérances, de ses intentions, de ses secrètes amours, peut-être, et s’en était moqué continuellement, certains jours – pourquoi non ? – devant Édouard III.
– Parlez, Richard, dit-il. Je vous adjure de parler !… Disculpez-vous si cela est possible, car j’ai l’assurance que les affirmations d’Ogier d’Argouges – il me faut m’accoutumer à ce nom – sont vraies… Il me revient, en effet, qu’après le grand malheur de l’Écluse, vous m’avez envoyé un chevaucheur me demandant permission, non seulement de dégrader un chevalier, mais aussi de l’abandonner au bras séculier… J’étais furieux… J’ai accepté sans m’informer… J’avais alors en vous foi et admiration…
Il était consterné, moins pour cette dégradation hâtive que pour avoir condescendu immédiatement et aveuglément – comme toujours – à la requête de son homme de confiance. Il avait sans doute éprouvé une sombre satisfaction à se dire qu’il était possible de sévir contre un chevalier comme il était possible d’en élever un à des sommets dignes de ses vertus. Or, le premier serviteur du royaume n’était en rien vertueux !
– Mon père, sire, n’a jamais démérité…
Sans quitter Blainville du regard, le roi eut à l’intention d’Ogier un geste d’apaisement, et le renégat restant muet entre Aubigny et Montmorency, furieux, Philippe VI reprit :
– Pourquoi cette aversion envers mon frère et moi ? Quel dommage avons-nous pu te causer, Richard, pour atteindre un tel niveau d’exécration ?… Tu as occis Charles. Je ne doute plus que tu veuilles ma mort… Mais dis-moi la raison de cette turpitude !
Ayant saisi Blainville au cou, le roi en essayant de l’étrangler le secoua si furieusement que Montsault et Beaujeu intervinrent :
– Sire ! Sire !… Ce courroux ne vous vaut rien.
– Ménagez votre cœur !
Le roi obéit : ses mains retombèrent, molles et inutiles. Blainville aussitôt, récupéra son souffle :
– Sans vous, les Valois, Édouard régnerait sur la France. Le vrai roi de ce royaume, c’est lui et non vous, Philippe, qui avez usurpé sa couronne !
– Cet homme est fou !
Tandis que ses vassaux l’approuvaient et considéraient leur proie pour découvrir, sur son visage, quelque indice évident de folie, le roi se mit à marcher nerveusement vers la cheminée comme pour y réchauffer son esprit transi par une aussi misérable réponse.
– Édouard, le vrai roi de ce royaume ?… C’est marmouserie, Richard, en vérité !… Trouve une autre raison à ta haine !
– Je m’en tiens à ce seul et unique argument : Édouard mérite la couronne de France. Par Isabelle, sa mère, il est le petit-fils du Roi de Fer. Et vous le savez bien, vous, les Valois, qui devez votre sceptre à une assemblée de couards qu’Artois – que
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