La fête écarlate
voulu être sourd. « Le bouter ? Me reste-t-il des forces en suffisance ? » Il devait les rassembler, les condenser dans la portion dextre de son corps et surtout dans son bras, de l’épaule aux doigts. « Pourvu que je n’aie pas de crampe ! » Et l’autre ? Que pensait-il vraiment de cette étrange reine ? Derechef, ils allaient s’affronter devant elle… nullement dans une forêt obscure, gorgée d’eau, mais au grand jour et devant deux mille témoins… Hautaine auprès du chevalier d’honneur subjugué, y songeait-elle ?
L’anxiété d’Ogier s’envenima. Il méritait de fournir au Breton une leçon, bien que son orgueil fût incapable d’en pâtir longuement.
« Et si je le désheaumais comme jadis le fit mon père ? »
Il vit Guesclin au loin, refuser une lance.
« Il prend son temps, moi aussi ! »
Et soudain, il tressaillit :
Un boiteux passait, le chaperon enfoncé sur la tête.
« Godefroy d’Harcourt… C’est lui, j’en suis sûr !… Non, tu déraisonnes : il est plus prudent qu’un renard. »
Il commençait à s’engourdir de fatigue.
Il renifla, expira ; soupir d’angoisse, il en convint. « Mon bras senestre… » Celui où s’appuyait le bouclier : il semblait enfler ; en tout cas la douleur s’y gonflait, durcissait… Il se vit, emporté hors de la lice par les chevilles et les aisselles, à moins que ce ne fût sur une claie, comme Passac et Lerga ! C’en serait fini de tout ce qu’il avait prévu pour la soirée. Quant à Blandine…
– Messire, dit Raymond. C’est la dernière achoison (66) . Il empoigne une seconde lance.
« Il te faut humilier ce Breton arrogant. Tu es fort. Fort ! Fort ! »
Les tribunes bourdonnaient – impatience – ; les gens du commun, tout autour, redevenaient silencieux. « Ma lance… » La sueur filtrait à travers ses sourcils. Fièvre ? Conséquence de cette chaleur que son armure et son capitonnage entretenaient en lui ? Respirer un bon coup. Alors, il recouvrerait ses forces. Mais il ne le pouvait.
La crainte planta son couteau dans son cœur : Guesclin, visière déclose, agitait sa lance de bas en haut, impatiemment, comme un gars sûr de son coup : l’ultime. Il hurla soudain le clam (67) des Bretons :
– Malou !
Puis son enseigne :
– Notre-Dame, Guesclin !
« Qu’attendent-ils pour me passer ma lance ? »
Soupir.
« J’ai mal à mon épaule ; j’ai mal aux reins : rognons de plomb… J’ai… »
–… et voilà, messire : elle est bonne !
« Oh ! merdaille… cette mouche juste sur la fente de ma vue… Qu’elle n’entre pas, surtout ! Pourvu qu’elle… »
Non : Raymond la chassait et descendait du montoir tandis que le Breton fermait son bassinet.
Alors qu’au grand galop ils se trouvaient distants de dix à douze toises, un coup de vent rabattit de part et d’autre du bassinet de Guesclin la longue bannerole d’hermine dont un des pans flotta devant lui.
La lance du Breton érafla fortement l’écu d’Ogier tandis qu’emporté par son élan, il offrait son bouclier au rochet adverse. Celui-ci, en ripant, atteignit la défense de tête, enfonça quelque peu la visière et fit sauter sa vervelle (68) .
L’ovation des dames devant lesquelles la prouesse s’était accomplie parut à Ogier délicieuse.
« S’il s’était agi d’un autre que ce verrat, je me serais écarté pour recommencer la course quand je l’ai vu aveuglé par sa bannerole, mais il ne mérite aucune courtoisie : il n’en use avec personne ! »
Il vit le Breton passer, tête nue, écumant et furieux, son bassinet à la main.
– On se reverra, Fenouillet. À ton détriment, cette fois !
Une huée – femmes et hommes – couvrit cette menace tandis qu’Ogier, lâchant son tronçon de lance, saluait les dames. Et tout en flattant Marchegai au garrot, il vit Blandine, debout, lancer un objet dans sa direction. D’un geste, il lui signifia sa reconnaissance avant de déclore, enfin, sa défense de tête.
Bien qu’ayant le soleil dans son dos, il cilla, ébloui par la lumière, les couleurs des vêtements et les verdures. Abandonnant la pucelle et sa mère, courroucée comme à l’accoutumée, son regard atteignit Isabelle. Il la salua :
– Reine, j’ai fait de mon mieux…
Le plaisir qui nouait sa gorge en cet instant n’alla pas jusqu’à ses lèvres. À quoi bon sourire ; il savait ce qu’elle pensait : les joutes allaient
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