La fête écarlate
bourras. Un moment, sa dextre effleura le sachet de cuir contenant le parchemin de Montfort ; son regard s’y posa, indifférent. Peut-être croyait-il que ce Fenouillet dont le nom ne lui disait rien portait suspendue à son cou, à l’instar d’autres chevaliers, quelque précieuse relique ou une pincée de sa terre natale.
– Je comprends que vous souffriez !… Quelle enflure !
L’épaule, bleue, diaprée de rouge et de noir, venait d’apparaître. Les mains osseuses la palpèrent ; Ogier grogna : chaque battement de cœur envoyait un feu puissant et pesant dans cette partie de son corps. Il frémit quand le vieillard, d’un doigt léger, contourna les lèvres de la blessure commise par Renaud d’Augignac : la cicatrice, imperceptiblement rouverte, exsudait un peu d’humeur rosâtre.
– Navrure ancienne, vieille de six mois.
– À peine plus, messire.
– Votre écu a subi deux ou trois heurts terribles. Ils ont retenti sur l’énarme contre laquelle vous ployiez votre coude. Malgré l’épaisseur de votre cubitière, votre chair, garantie – ou presque – des coups de lame, n’est à l’abri ni des fluides ni des branles et des coups orbes (74) . Cependant, pour que cette entaille ait cédé, il fallait qu’elle soit impure.
– J’ai toujours pensé, messire, que l’acier dont je fus atteint était empoisonné.
– Il se peut. Des navrures saines, une fois refermées, n’ont pas ces lèvres violettes.
Ogier suait, souffrait. Guérirait-il promptement ?
– Il me faut pouvoir achever ces joutes !
– Allons, ne vous affligez pas !… J’ai vu des cas tels que le vôtre. Cette plaie rouverte est une bonne chose : vous en auriez souffert un jour… J’en exprimerai à jamais le poison, dont je ne serais pas surpris qu’il ait contenu du venin de vipère… Voilà dix ans que j’exerce mon savoir à Chauvigny après l’avoir mis ailleurs en pratique et appris tout ce que je sais à Salerne… Quant à votre épaule, elle guérira !
– Quand, messire ?
– Bientôt.
Le patriarche releva son visage dont le front tourmenté rendait singulière, par un brusque effet d’opposition, la polissure ivoirine du crâne, puis il sourit avec un brin de moquerie.
« Sans doute », songea Ogier, « se souvient-il de nous avoir croisés, Blandine et moi, hier soir. »
Et comme il reprenait, sur la table, l’appendice tors et brillant de l’illusoire unicorne, Benoît Sirvin commenta :
– Vous me parliez de cette chose-là… Certains prétendent que la poudre qu’on en obtient a des pouvoirs magiques. C’est faux… Et vous croyez, comme tant d’autres, qu’une telle défense appartint jadis à un animal des forêts à l’aspect de chèvre cornue sur le devant, trop agile pour se laisser attraper, sauf dans les trames des tapisseries… Eh bien, il n’en est rien. Cet épieu d’os tordu arme le nez d’un gros poisson que ceux du septentrion appellent narval… Et par ma foi, sachez-le : l’unicorne est morte à jamais, tout comme l’hippogriffe, le dragon que vainquit saint Georges et l’amphisbène, ce serpent dont la queue est une autre tête, et qu’on voit figurer sur certains blasons… Il me souvient que le vôtre est simple… J’y verrais bien un lion et même deux, pour les sommer de la devise : ut in praelio leones…
Ogier se sentit pénétré si intensément par le regard du vieillard qu’il en rougit.
– Venez… Il vous faut de la fraîcheur sèche. Où nous allons, vous en aurez votre content.
Le mire s’approcha du grand Christ polychrome et tordit la tête du clou joignant les pieds du supplicié. Saisi d’étonnement, Ogier vit la statue, la croix et la cloison qui les soutenait reculer en silence, dégageant une porte enfoncée dans un mur de brique.
Après avoir saisi une chandelle sur la crédence, et sans se soucier des gouttes de cire qu’elle instillait sur sa main, Benoît Sirvin poussa le battant renforcé de larges ferrures :
– Venez.
Ogier descendit quelques marches. Une nouvelle porte s’ouvrit sur une pièce profonde dont deux doubles rangs de colonnes carrées soutenaient la voûte en berceau. Le garçon fut certain de se trouver dans un ancien baptistère.
– Ainsi qu’elles m’avaient prévenu de l’apparition des seigneurs lointains aux manteaux de croisés, les voix célestes m’avaient aussi annoncé ta venue…
Ogier reçut ce tutoiement et cette révélation sans broncher. Pour
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