La fête écarlate
viendrait en aide que parce que, de Chauvigny, nous sommes à égale distance, ou presque, de tous les compagnons auxquels nous devons transmettre nos décisions… le plus long à les recevoir étant Édouard… Vous n’auriez jamais dû venir en Poitou.
– Et pourquoi ?
– Je comprends, Jeanne, que la mélancolie vous ait poussée en Bretagne, et qu’ensuite, le devoir vous ait amenée ici, mais…
– Le devoir et le souvenir, Blainville !… Avez-vous oublié qu’il y a trois ans, j’étais ici avec mon époux ?… Avez-vous oublié qu’il vous a bouté hors de votre selle ?… Cela m’étonnerait de votre part !
– Je n’ai rien oublié. On n’oublie pas de telles choses.
– C’est pourquoi je me demande si ce n’est pas vous qui avez conseillé à Philippe d’attirer Olivier à Paris, sous le prétexte de joutes et de tournoi, pour le voir tomber en votre secret pouvoir, et prendre ainsi une belle revanche (133) !
Il y eut un silence, puis un éclat de rire :
– Allons, Jeanne, ne prenez pas ce ton éploré pour parler de votre défunt époux ! Vous savez comme moi que la reine Jeanne de Bourgogne le détestait ainsi que tous les chevaliers bretons et normands qui furent décollés. Ensuite, approfondissez votre mémoire : peu après la mort d’Olivier, vous vous êtes empressée d’accueillir Gauthier de Bentley dans votre lit, comme une pute…
Ogier entendit le bruit d’une gifle, des cris. Les sanglots d’Isabelle redoublèrent. La voix brusque de Godefroy d’Harcourt domina toutes les autres. Le silence revint.
– Je vous adjure, Jeanne, de partir demain dès l’aube chez nos amis d’Angers. De là, galopez en compagnie de deux ou trois d’entre eux vers la pointe du Cotentin… De Gatteville, Guillaume Avenel vous ramènera en Angleterre… Retrouvez-y l’autre Jeanne : Jeanne la Flamme (134) .
Nouveau silence. Un des hommes toussa ; puis Jeanne de Clisson se résigna :
– Soit. Mais avant que de décider ce pourquoi nous sommes réunis, qu’allez-vous faire de Guesclin ?
– Rien. Nous ne combattons pas les routiers. Dès que la Bretagne sera conquise, il viendra nous manger dans la main.
– Nullement !
C’était un cri. Par lui, Jeanne de Clisson révélait une nature plus passionnée que sensible, éprise de la grandeur et de l’héroïsme que la rumeur lui attribuait.
– Point de pitié pour ce Breton, dit-elle encore.
Aucun doute : elle se sentait au niveau des quelques mâles qui l’entouraient. Et même, peut-être, au-dessus. Elle souffrait, plus qu’aucun d’eux, de la bassesse de sa condition de conjurée.
– Ce Guesclin est redoutable, et je ne sais si c’est lui, mais…
Harcourt s’interrompit. Il y eut un silence troublé çà et là par les sanglots d’Isabelle, de sorte qu’Ogier perdit le fil des propos du Normand, pour réentendre enfin :
–… quitté le champ clos. Et le meilleur moyen d’échapper à la foule, c’était d’aller vers la Vienne…
Ogier appuya plus fort son oreille contre la pierre. Harcourt devait parler en marchant et sa voix, parfois, faiblissait.
–… quatre… Ils l’ont besognée l’un après l’autre, puis il a demandé : « Es-tu Juive ? » à quoi elle a répliqué : « Qu’est-ce que ça peut te faire ? » Il s’est courroucé en disant que ce n’était pas une réponse de chrétienne, puis il s’est écrié : « Par saint Yves, te voilà moins hautaine quand tu n’as pas tes gars autour de toi ! » Et il l’a de nouveau forcée… et c’est pendant ou juste après – je voyais mal – qu’un de ces malandrins lui a coupé la gorge… Ils l’ont jetée dans le courant, et je suis parti… Oh ! vous pouvez me regarder furieusement, Jeanne… Si j’avais essayé de la sauver, ils m’auraient occis… Ils étaient quatre, armés ; j’avais les mains nues…
Ogier se pencha et vomit longuement dans la cendre ; puis sa curiosité le poussa de nouveau contre le montant de pierre, si ardemment qu’il s’écorcha l’oreille. Harcourt s’était tu ; Jeanne disait :
– J’en suis sûre : mon fief perdu se soulèvera, et toute la Bretagne ensuite… Mes anciens compagnons me l’ont juré sur la Croix.
Ogier la revoyait à l’Âne d’Or. En servante. Ni belle ni l’aide. La bouche un peu grande, le nez droit et ferme, le menton pointu, le regard expressif. Il avait deviné, chez cette vacelle (135) un caractère supérieur à
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