La fête écarlate
met pas le cœur en joie. Il n’y a que toi, céans, pour t’ébaudir de voir du sang, et du sang normand, se répandre !
Toutes les voix se mêlèrent. Indifférents aux reproches de leurs compagnons, Harcourt et Blainville s’insultaient et sans doute en venaient aux mains.
– Assez ! hurla Chandos. Dites-vous que le passé est mort et qu’il est temps de nous consacrer au présent… Les deux ou trois semaines qui précéderont le débarquement, il faut que le duc Jean, ses chevaliers et sa piétaille soient toujours devant Aiguillon. Il faut que nous exillions (136) le Poitou et que le feu se ranime en Flandre. Vous, Cahors, vous mettrez à la disposition de Derby. Ces jours-ci, il rassemble ses hommes non loin de Bergerac… Le roi Édouard aura la plus belle tâche : envahir la Normandie !
– Il a mis du temps à se déterminer (137) ! La veille de mon départ, il m’a dit : « Harcourt, choisissez le meilleur endroit. Il y faut du bon sable dur afin que mes chevaliers et piétons puissent galoper et courir dessus pour gagner de sûrs abris. » Je lui ai recommandé la Hogue-Saint-Vaast (138) … Qu’en penses-tu, Blainville ?
– Le choix me paraît bon. Que ferez-vous, une fois débarqués ?
– Je serai le guideur et conduiseur de l’ost. Nous traverserons le Cotentin de biais, par Valognes.
– Et par ton châtelet de Saint-Sauveur !
– Cela va de soi. Je les aiderai tous à traverser à pied sec. Nul ne s’embourbera en ma compagnie dans les marais de la Sangsurière, de Pouppeville et d’ailleurs. Ensuite, je descendrai vers Coutances.
– Tu passeras près de ma demeure… et de Gratot.
– Oui.
– Détruis ce châtelet et ses habitants ! Tu auras des hommes en suffisance !
Blainville hurlait, Chandos l’adjura de se taire. Il y eut un silence. Ogier se sentit le cœur labouré de rage et d’émotion. Enfin, très lentement, Harcourt dit une phrase qui peut-être depuis longtemps lui chatouillait le gosier :
– Je n’ai jamais eu à me plaindre de Godefroy d’Argouges.
– C’est un traître !
Un long rire retentit sous les voûtes ; d’autres s’y mêlèrent avant qu’Harcourt ne demandât aigrement :
– Et toi, Richard ? N’es-tu pas notre maître en fait de félonie ? Tu as accablé Argouges de mensonges. Tu l’as fait passer pour un couard. Tu as fait diffamer ses lions puis, insatiable dans la vilenie comme dans l’ambition, tu as voulu le réduire à merci pour t’emparer de son château et de ses terres. Tu l’as fait attaquer par tes suppôts, tu l’as affamé, meurtri, mais tu as échoué, car Gratot possédait de vaillants défenseurs… Et tu voudrais que je porte à Godefroy le coup de grâce ? Pour qui me prends-tu ? Pour un truand, un sicaire, un linfar tels que ceux que tu entretiens ?… Et je te dis bien mieux, pendant que nous y sommes : si par bonheur je reviens vivre en Normandie, n’essaie pas d’attenter à la vie de cet homme.
– Tu me menaces !
Un silence. Enfin, dédaigneux, Harcourt poursuivit à l’intention de ses complices :
– Je tiens à conquérir ce duché sans le ruiner ni le saigner… Édouard m’a fourni un capitaine : Renaud de Cobham, dont la façon de conduire une guerre est pareille à la mienne. Nous aurons nos compagnies de piétons et de chevaliers… Le roi lui aussi commandera vingt mille hommes, et le Prince de Galles également… Et s’il me plaît de dormir une nuit à Gratot, eh bien, j’y dormirai… paisiblement !
Ogier imagina Blainville cramoisi, frémissant d’indignation et d’impuissance.
– Si Édouard renonçait ? dit Jeanne. Qu’en pensez-vous, Godefroy ?
– Ce débarquement lui tient à cœur depuis septembre dernier, après qu’il nous eut consultés, Montfort et moi, au point qu’il en avait hâté les préparatifs sans plus tenir compte de nos recommandations !… Par bonheur, les tempêtes de mars l’ont contraint à rester au port. Et s’il a renoncé à toucher terre lors de ces Pâques, c’est parce que je lui ai dit que je refuserais d’embarquer tant que tout ne serait pas prévu pour nous garantir la victoire… Je lui ai rappelé que nous devions nous réunir à Chauvigny, comme Montfort et moi en avions eu l’idée, pour décider du jour ou tout au moins de la semaine où nous porterions le fer en plusieurs lieux de ce royaume afin que Philippe soit privé des hommes grâce auxquels il pourrait nous bouter à la mer.
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