La Fille Du Templier
battre loyalement sans offenser
le Seigneur, faites-le les jours de sainte Lucie et de sainte Odile, quand les
trompettes des tournois appelleront les chevaliers à montrer leur vaillance.
Casteljaloux regimba.
— J’agis au nom de la reine !
— Ici, la reine, c’est moi ! La Provence, dois-je te le rappeler, n’est pas dépendante du royaume de France et encore moins
du duché d’Aquitaine. Tu es ici parce que je le tolère, Edmond.
Le chevalier d’Aquitaine en fut interloqué. Lui, le grand
capitaine, était traité comme un banal sujet. Sa colère tomba. À bien
considérer la situation, Bertrane était bien la souveraine incontestée de cette
région. La Provence était réellement indépendante et la question de la
succession entre la maison de Barcelone et celle des Baux n’était pas réglée. Même
Stéphanie, la plus élevée en rang, était inféodée à la dame de Signes chez qui
elle s’était réfugiée. Il ne désirait pas se mettre à dos toutes ces femmes
puissantes qui éditaient des codes et des lois. Delphine de Dye, son alliée du
moment, ne suffisait pas à compenser son infériorité. Il devait se soumettre. Il
laissa retomber son épée.
— Nous nous reverrons à la Sainte-Lucie, dit-il à Jean.
— À la Sainte-Lucie donc, répondit Jean. Dieu choisira
Son champion.
Bertrane ne se faisait aucune illusion ;ces
deux-là allaient s’affronter à mort. Elle se donnait les quelques jours qui la
séparaient du tournoi pour trouver un compromis. Elle profita de la situation
explosive pour dicter sa volonté.
— Étant donné les circonstances exceptionnelles, le
chevalier Jean d’Agnis restera à la cour d’amour jusqu’à la fin des festivités
de Noël. Nous le logerons dans la tour du Dragon.
Les dames s’y attendaient. Pourtant elles en eurent le
souffle coupé. Pas même les troubadours Jaufré Rudel et Marcabrun n’avaient eu
cet honneur. Mabille et Alix en étaient à présent convaincues : Bertrane
venait de succomber au charme du chevalier d’Agnis. L’aspect sentimental de la
situation échappait totalement à Delphine. Le fiel qui l’envahissait l’empêchait
même de parler et on s’étonna qu’elle n’intervînt pas contre la décision de la
dame de Signes. Puis il y eut cet effet de surprise, des paroles de Jean qui
semèrent le trouble dans les esprits et anéantirent les espoirs de Bertrane.
— J’accepte volontiers de rester dans ces murs à la
condition qu’Aubeline d’Aups, Bérarde et notre protégée Élise me rejoignent.
— Accordé, répondit Bertrane d’une voix sourde.
— Si tu le veux bien, je prendrai Élise sous mon aile. Dans
la tour de Paneyrolle, elle ne courra aucun risque, dit Robert.
— Prends Élise avec toi et protège-la, répondit Jean.
— Merci, mon ami.
Là encore, Delphine n’en tira pas de conclusions ; elle
jura tout bas qu’après les festivités et au cas où le chevalier s’en sortirait
vivant, elle ferait appel aux services des sorcières.
33
Delphine de Dye était mûre pour vendre son âme au diable.
Les huit chevaliers français se méfiaient d’Hugon des Baux. Depuis
leur dernière rencontre, ils l’avaient suivi de loin, évitant d’être au contact
des bandes armées qui lui obéissaient. Liénard d’Ouches avait tenu à garder un
œil sur le seigneur des Baux. « C’est un tordu, disait-il d’Hugon. Un fils
qui veut la mort de sa mère est un scélérat… Ouais, il a parfois les yeux
ponceau du diable, et j’ai pas envie de griller avec lui. »
Ses compagnons acquiesçaient bien qu’ils n’eussent pas
hésité à tuer leur mère pour une bourse bien garnie. Chaque jour les confortait
dans l’idée que le seigneur des Baux pouvait les trahir en les sacrifiant. Cet
homme n’était pas humain. En ce moment même, des cohortes dépenaillées arborant
l’étoile des Baux allaient et venaient d’un bout à l’autre des coteaux bordant la Durance, et se comportaient comme les Barbares burgondes et wisigoths des temps anciens. Leur
maître leur autorisait tout. Au loin, Lourmarin et Cadenet brûlaient. Les
fermes et les forêts brûlaient, le pont de Pertuis brûlait.
Il y eut un cri gigantesque quand les soudards brandirent
leurs torches en l’honneur d’Hugon et de ses lieutenants qui apparurent au
milieu de la troupe couverte de sang et de suie.
Le cheval d’Hugon piétinait des cadavres. Cette bête
ressemblait bien à son maître, les chevaux normaux
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