La Fille Du Templier
Pour moi
aussi, ajouta-t-il en pensant à la terrible reine Eléonore.
Jean acquiesça. Il était perturbé.
— Allez, quittons cet endroit. Le siège vient de commencer.
L’ignominie de la nouvelle chevalerie, Jean d’Agnis la
vérifia quatre jours plus tard. Alors que le siège de Damas devait se prolonger,
on murmurait dans le camp des croisés que les musulmans avaient fait distribuer
deux cent mille dinars aux barons.
— La délégation ! annonça un sergent de la garde
royale.
Dans tous les rangs de l’armée rassemblée autour des tentes
royales et impériales se glissèrent la gêne et la honte. Jean se tenait sous la
bannière du comte Henri de Champagne. Il vit arriver les Turcs. Un aigrefin
vêtu de soie allait en tête ; il montait un cheval bai au col décoré d’une
diaprure de pierres semi-précieuses et de clochettes d’argent. Après avoir mis
pied à terre et s’être incliné devant les princes, il commença à débiter son
boniment flagorneur. Cela fleurait mauvais pour l’honneur. Très mauvais. Il en
vint très rapidement aux faits :
— Mon maître, Muīn-āl-Dīn Umūr vous
fait savoir que Sayf al-Din, Grand Atabeg de Mossoul, vient à notre secours à
la tête d’une armée de trente mille hommes. Si vous ne levez pas le siège, si
mon maître se reconnaît trop faible pour défendre la ville contre vous, il la
lui livrera ; et vous n’ignorez pas que, du jour où il possédera Damas, il
ne vous sera plus possible de vous maintenir en Syrie.
Deux heures plus tard, ordre fut donné de se replier sur
Surbeibé, à la frontière du royaume de Jérusalem. La deuxième croisade avait
vécu. Jean et les siens rangèrent leurs affaires. Qu’allaient-ils devenir ?
La plupart étaient célibataires ; ils ne voulaient pas retourner chez eux
déshonorés. Les uns décidèrent d’offrir leurs services aux nobles de la région,
les autres reprirent la route de l’errance avec l’idée de multiplier les
exploits chevaleresques et de chercher le Saint-Graal. Jean d’Agnis fut de ces
derniers, mais auparavant il avait une tâche à accomplir. La veille du départ, alors
que le roi avait fait mettre en perce plus de trente tonneaux de vin et que les
soldats cherchaient l’oubli dans l’ivresse, il se rendit dans le périmètre
royal.
À la lumière d’un feu, Louis et Conrad, taciturnes, écoutaient
brailler les seigneurs et ergoter leurs conseillers. Jamais veillée n’avait été
aussi longue et triste. Il y avait cependant, non loin du cénacle des grands
chevaliers, un endroit où l’on ne cachait pas sa joie. Jean s’y dirigea. Il
prit une profonde inspiration avant de pénétrer dans le cercle lumineux des
torches.
— … Bientôt nous serons dans nos fiefs et nos seigneurs
lassés de guerroyer, vaincus, nous laisseront gouverner. Les croisades ont du
bon, mes amies, elles font de nous des femmes veuves et libres…
Jean ne fut pas surpris en entendant ces propos. Celle qui
les tenait n’était autre qu’Eléonore. La reine était allongée sur des coussins
avec ses dames de compagnie. Un dais aux lambrequins pourpres prolongeait la
vaste tente royale. Autour de cette avancée brillamment éclairée, se trouvaient
les épouses, les sœurs, les filles et les concubines des nobles croisés. Et ce
monde rêvait au retour, à cette liberté chérie, aux pâturages de la douce
France, aux oliviers de Provence, aux ressacs des plages normandes, aux
profondes forêts bretonnes, aux troubadours, aux trouvères et aux amants.
La reine Eléonore, à l’imagination fertile servie par un
grand charisme, savait communiquer ses idées.
Elle présenta son corps à la flamme d’une torche et ses
courtisanes virent combien elle était belle, rayonnante, sincère dans le reflet
du feu qui la chauffait. Elle fut prise d’un rire cristallin en voyant la
confusion de la comtesse du Perche qu’on savait dévouée à l’Église. Elle allait
lancer une plaisanterie quand elle aperçut Jean.
D’un mouvement violent, elle repoussa ses dames de compagnie.
Aveuglée, comme folle, elle quitta la protection du dais et marcha vers le
chevalier.
— Toi… Toi !…
Les mots ne venaient pas. La colère embrumait son cerveau. Elle
aurait voulu lui écraser la tête, le faire écarteler et donner ses restes aux
chiens. La haine qui la secouait la mena au bord des larmes.
— Si je suis venu à toi, commença Jean d’une voix
blanche, ce n’est pas pour t’accuser de
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