La Fille Du Templier
d’ivoire et de cuivre, et
souffla. Le long mugissement anima le flot des hommes et des bêtes. Le son
clair d’une trompette lui répondit, le roulement sourd de dix tambours
allemands et l’appel d’une multitude de cors enflammèrent l’armée. Cris, fracas,
tumulte, les sergents hurlaient des ordres à la piétaille, frappaient, cognaient
pour retenir les téméraires. On avait bien insisté sur le danger de se
retrouver isolé.
— Dégagez le chemin ! Ôtez vos culs !
— Place ! Place ! criaient les cavaliers.
Les templiers laissèrent les autres prendre de la distance
avant de pousser leurs montures au pas, comme à la parade. Dans un mouvement
parfait, ils formèrent un triangle. Les compagnies de Jean et de Michel s’élancèrent.
Sur les destriers, les hommes rajustaient leurs casques, d’autres marmottaient
des prières ou des malédictions, invoquant le « roi des Derniers Jours »,
qui n’était autre que Louis VII selon les prédicateurs. Petit à petit, lance
par lance, contingent par contingent, l’armée croisée poussa ses vagues. Quatre
mille chevaux martelèrent le sol ; ce tonnerre éclatait avec un bruit de
rocs roulés sur la surface du monde, les échos retentissaient dans les collines
et une poussière opaque voilait le ciel.
La cavalerie monta à l’assaut de la crête qu’elle noya sous
les franges de ses drapeaux. Elle apparut dans une lumière de sable aux
musulmans qui s’apprêtaient à la gravir. Quelle digue dérisoire comptaient-ils
opposer à la chevalerie chrétienne ? Les officiers se tournèrent vers l’émir
et ses mollahs. Muīn-āl-Dīn Umūr ne voulait pas écouter les
conseils de prudence de ses proches, pas plus qu’il n’écouta son jeune cousin
persan Ma’Sud.
— Tu vas faire massacrer nos guerriers en pure perte, et
la gloire du Prophète n’y gagnera rien car plus aucun de nous ne sera là pour
défendre Damas, lorsque les barbares abattront nos mosquées. À quoi bon gagner
sa place auprès de Dieu si l’Islam vient à disparaître. Cousin, renonce à
livrer bataille ici.
Umūr contempla sa propre armée, immense, unie en un
croissant sous les étendards vert et rouge ; il ne pouvait pas perdre, il
avait juré sur le Coran de repousser les croisés à la mer. Il répondit :
— Wa shamsi wa douhaha ! Par Son soleil et
Son rayonnement, Dieu est avec moi où que je sois.
— Par le diable ! Que de cafards réunis ! s’écria
Michel le Souffleur en découvrant les troupes d’Umūr.
Il déplia les chaînes de son fléau et plaqua durement l’écu
contre sa poitrine, jetant un œil sur Jean à ses côtés, calme, la lance encore
relevée.
Jean sentit une saveur âcre envahir sa bouche. La sueur
dégoulina de son front, ses joues se creusèrent, les battements de son cœur s’accélérèrent.
Nom de Dieu de nom de Dieu ! Tous ces infidèles ! Il voyait miroiter
les umbos de milliers de boucliers à travers les fentes de son heaume. Moite et
tremblant, dans un mélange de peur et de joie, il attendit la charge.
Elle commença lentement. Une ligne se détacha, puis une
autre et encore une autre. Des sabots ferrés jaillissaient les premières
étincelles, tandis que dans leur balancement régulier les lances caressaient le
ciel. Puis on passa au trot et soudain ce fut le galop. Poussés par le même
instinct, hommes et destriers avaient entrepris de forcer le cours du destin.
Jean lâcha un cri. Il était à l’avant d’un groupe vibrant, dévalant
la colline, sautant les bosses et ébourrant la terre de ses herbes calcinées. Labourant
les flancs de son cheval, Michel tenta de le dépasser. Entre eux ce fut la
course. Ils étaient deux points au centre d’un océan de poussière où brillaient
les armes.
Jean abaissa sa lance et visa. Il isola sa proie bien avant
le choc : un grand Turc à cheval porteur d’un angon barbelé.
Les soldats de l’émir commencèrent à s’affoler. La première
volée de flèches n’avait pas ralenti la progression du bloc de fer et de cuir. Les
cohortes de Mécherfé, les archers du djebel Aabb al-Aaziz se débandèrent dès le
premier choc. La machine médiévale du roi de France et de l’empereur d’Allemagne
percuta et fendit le corps de l’armée turque.
— Mort aux infidèles ! hurla Jean d’Agnis.
Il troua son ennemi, sentit le frôlement du dard barbelé au
ras de son épaule. Son Turc s’effondra comme s’effondraient en masse ses frères
sous les chevaux.
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