La Fille Du Templier
Stéphanie qui avait la mémoire des
emblèmes.
Aquitaine ? L’imagination de ses compagnes s’emballa. Elle
les précipita au bord du grand océan qui marquait les limites du monde. De
Bordeaux, elles ne connaissaient que les récits des voyageurs. Angoulême, Périgueux,
Saint-Sever, le Poitou, la Marche, le Béarn et la Bigorre sonnaient comme des noms de légende associés au puissant duché de Guyenne dont l’Aquitaine
était le fleuron.
Le roulement des sabots éveilla le château. Des profondeurs
de ses tours élancées surgirent demoiselles, servantes et gardes. Une
atmosphère de gaieté accueillit les cavaliers exténués. Ils abandonnèrent leurs
montures sur l’aire aux Masques où les attendaient les garçons d’écurie. Les
jeunes filles devancèrent les sergents ; elles apportaient eau, vin, pain
et fromage. Les soldats d’Aquitaine furent entourés, choyés, questionnés. Cette
douce et inhabituelle ambiance effaça leurs fatigues ; ils goûtaient aux
inoffensifs plaisirs de cette cour d’amour vantée par les poètes.
Quand Bertrane, Stéphanie, Jausserande et Delphine
apparurent, les autres dames entouraient un homme arborant une double tour
crénelée sur sa poitrine.
— Notre dame de Signes, s’empressa de révéler la grosse
Adalarie en s’écartant devant Bertrane.
— Je suis Bertrane de Signes.
L’homme s’inclina. Son visage respirait la guerre ; sa
bouche était une mince plaie horizontale, sa mâchoire encadrée d’une barbe gris
fer semblait plus large que le front balafré. Ses yeux, pareils à la froideur
bleue d’un lac, cachaient son passé dur et féroce de soldat. Une croix rouge
était cousue sur son bliaud, entre l’épaule et le cœur.
Un croisé. Un fier défenseur de la foi. La tête de
Jausserande chavira à la vue de ce signe. Elle n’entendit même pas qu’on
prononçait son nom. Le chevalier la regarda avec insistance avant de montrer
une profonde déférence quand Bertrane présenta Stéphanie des Baux.
— Edmond de Casteljaloux ! martela-t-il.
— Casteljaloux ! s’étonna Adalarie. En voilà un
nom !
— « Par la jalousie véritable l’affection d’amour
croît toujours », lança avec malice Rostangue, dame de Pierrefeu.
Il y eut des rires étouffés. Le chevalier, qui n’entendait
rien aux subtilités des maximes de la cour d’amour, allait en prendre ombrage
quand Bertrane intervint :
— Il suffit ! Ce noble sire est notre hôte. Dorénavant,
il faut changer de conduite.
Edmond de Casteljaloux eut un battement de paupières et un
bref hochement de tête. Il accepta de bonne grâce le hanap d’argent rempli de
vin que lui tendit une servante.
— Que nous vaut l’honneur de votre visite ? demanda
Stéphanie qui se méfiait de cet homme.
Elle sentait poindre les ennuis. Le chevalier n’était pas un
tendre. Il ne ressemblait en rien aux messagers qui parcouraient la Provence. La guerre lui collait à la peau et il gardait en permanence la main à l’épée, preuve
d’une habitude héritée des champs de bataille.
— Eléonore, reine de France, m’envoie à vous.
Il y eut un silence. Les femmes saisies par la nouvelle ne
pouvaient plus articuler le moindre mot. Elles ne raisonnaient plus, elles
rêvaient à Eléonore, la plus émancipée, la plus puissante des femmes de la
chrétienté. Sous leurs paupières fiévreuses, la reine vivait, grandissait, étendait
son pouvoir sur leurs esprits. L’émotion fermentait. Edmond et ses chevaliers
en furent troublés.
Le cercle se resserra autour du sire de Casteljaloux avec un
bruit d’étoffes, de bracelets. On voulait en savoir plus. Des légendes couraient
sur la jeune reine de France. Aucune des nobles provençales ne l’avait encore
rencontrée. On la disait d’une incroyable beauté, passionnée d’arts et de
poésie, avide de plaisirs et extrêmement dépensière. Elle tenait ce tempérament
de son grand-père, Guillaume le Troubadour, duc d’Aquitaine, qui avait mené
grand train en donnant des fêtes somptueuses durant toute son existence. Eléonore
et Louis avaient été unis douze ans plus tôt dans la cathédrale Saint-André de
Bordeaux. On comparait le mariage royal à un conte de fées. Aux veillées, quand
un voyageur venant des bords de la Gironde levait son gobelet d’étain en l’honneur
de l’héroïne couronnée en 1137 à l’âge de quinze ans, on avait droit à d’interminables
et merveilleuses descriptions des noces, avec leur
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