La Fille Du Templier
écritoires.
— Qui a intérêt à nous nuire ? demanda-t-elle à
ses aînées.
— Toujours les mêmes, répondit Stéphanie en haussant
les épaules. Le comte de Barcelone, les évêques de Marseille, les seigneurs de la Durance, les Génois, mon fils Hugon, finit-elle par laisser tomber d’un air triste.
— Ton fils, tu mêles sans cesse ton fils à nos
problèmes. N’y a-t-il donc que péché entre vous ? intervint Bertrane.
— Il me hait, Bertrane, il nous hait…
Stéphanie avait ses propres espions. Elle savait bon nombre
de choses sur son Hugon. Il avait décidé de continuer la guerre contre les
Catalans. Bertrand et Gilbert, les deux derniers-nés de Stéphanie, venaient d’épouser
la cause du rebelle. Elle ne pouvait plus compter que sur son cadet, Guillaume,
réfugié dans son fief d’Eygalières.
— Hugon est bon chevalier, dit Bertrane. Tu l’as élevé
dans la tradition et le souvenir de son glorieux père. Vous vous êtes battus
ensemble, vous avez communié ensemble ; ensemble vous avez juré de
défendre l’honneur des Baux. Entre vous, il ne peut y avoir méchanceté et trahison.
— Tu as la mémoire courte, mon amie. Te souviens-tu de
sa colère en Arles, de son mépris, de son refus de se rallier à la cause de la
paix ? Hugon n’est pas le bon chevalier que tu crois, Bertrane. Je te le
dis en toute amitié : ton jugement sur les hommes est faux. Toutes ces
femmes battues et violées qui viennent réclamer justice en notre cour ; toutes
ces pauvresses condamnées aux fausses couches, à la peur, au rejet de l’Église,
toutes nos sœurs sont bien moins considérées que les porcs dans les porcheries
et les chevaux dans les écuries.
— Mais Hugon n’appartient pas à cette race d’hommes !
— Il en est proche, crois-moi. Quel œil jette Bertrand
sur toi ? Te sens-tu aimée, adulée, égale en droits ? Je connais bien
les hommes de ce siècle et mon Hugon que j’ai mis au monde. La puissance et le
pouvoir, voilà leur but. La seule chose qu’ils désirent sur cette terre est
bien le pouvoir tiré de la puissance temporelle. Pour cela, ils sont prêts à se
croiser pour s’emparer des richesses de l’Orient ; à vaincre le gardien du
Graal ! à tuer père, mère, sœurs et frères. Savoir qu’il y a un être sur
terre qui s’oppose à leurs visées les rend fous. Ce qu’il y a de pire chez
Hugon et ses semblables, c’est leur conception de l’honneur ; elle passe
par l’anéantissement de leur famille et de leurs amis.
Stéphanie reconnut ses propres errances. Elle avait eu ses
moments de délire ; elle s’était prise au jeu de la guerre et de la
renommée. Elle avait rêvé de mettre la main sur Barcelone, de marcher à travers
l’Espagne sur Cordoue et de pourchasser les émirs jusqu’au Caire. Elle
frémissait encore ; et il lui arrivait d’échafauder de nouveaux plans qui
s’écroulaient bien vite au regard de ce qu’elle était devenue. Elle en parlait
parfois à ses amies, racontant des anecdotes de sa vie, les fastes de la
seigneurie des Baux, les intrigues politiques. Les dames apprenaient beaucoup à
son contact.
Elle se confiait quand elle fut interrompue par l’apparition
de l’oiseau du malheur. Delphine de Dye entra dans la salle des manuscrits avec
sa suite de demoiselles. Son arrivée jeta un froid. Les joues roses comme si
elle venait de fournir un effort, elle lança son mauvais regard sur les trois
femmes. Elle imagina un complot ; elle imaginait toujours des complots et
se retint de lire le parchemin déroulé sur le pupitre de Bertrane. Que le
diable les emporte ! pensa-t-elle.
— J’arrive de Signes la Noire ! dit-elle.
— Alors ? Tes têtes ont-elles parlé ? ironisa
Jausserande.
— Pas encore, mais Inna et ses sœurs ont eu la vision d’un
rassemblement de forces hostiles à Trets.
— Inutile de converser avec des morts pour savoir que
Trets nous traite en ennemi ! poursuivit Jausserande sur le même ton. On
ferait mieux de jeter ces têtes au feu puis de répandre leurs cendres dans une
eau courante.
Que le diable l’emporte la première ! insista
mentalement Delphine en serrant les poings.
Ce vœu allait-il se réaliser ? Elle devint pâle. Un
bruit de cavalcade se fit entendre. Il venait de la route de Chibron. Elles
sortirent sur le rempart. Un chevalier apparut à la poterne ouest. Derrière lui,
les habitantes du château comptèrent vingt lances.
— Aquitaine, dit
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