La force du bien
s’ils peuvent présenter une garantie de prise en charge par un Américain. De surcroît, ils doivent au préalable avoir adressé une demande de devises à la Banque de France. Et enfin, ces deux conditions remplies, il leur reste à réussir à trouver une place sur l’un des trois ou quatre paquebots américains disponibles, lesquels profitent de la situation pour mettre en oeuvre des tarifs prohibitifs.
Jean Guimilip explique :
« La traversée coûtait, au minimum, cinquante mille dollars par personne. Et imaginez la difficulté, dans une ville truffée d’indicateurs, quadrillée par la police de Vichy, de réunir et de conserver de telles sommes !»
Il se tait un instant. Puis, sur le fond sonore ininterrompu des sirènes new-yorkaises :
« C’était dangereux. Aujourd’hui, je m’en rends compte. Certains d’entre nous ont d’ailleurs été arrêtés, et quelques-uns déportés… Et puis il nous est arrivé, çà et là, de recourir aux services de petits voyous, d’apprentis gangsters, qui essayaient, ensuite, de nous faire chanter.
— Où trouviez-vous tout cet argent ?»
Marianne Davidport intervient :
« C’est encore le travail de Varian. Il est allé frapper à toutes les portes, et certaines se sont ouvertes. Peu, mais importantes. La première à répondre à son appel a été Peggy Guggenheim, très riche collectionneuse qui défendait les artistes ; puis il y eut la Metro Goldwyn Meyer et l’American Book Month Club. Malgré de tels soutiens, ça n’était pas si simple. Il fallait soudoyer des fonctionnaires français, contourner la mauvaise volonté des autorités américaines… Aussi, pour permettre à nos protégés de travailler en attendant leur départ, Varian a loué une villa près de Marseille – une immense villa qu’il a baptisée « Air Bel »…
— Pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi être venu en aide à tous ces gens ?»
Ma question suscite l’étonnement général de mes hôtes.
« Mais… que voulez-vous dire ?
— Oui, pourquoi vous autres, Américains, avez-vous dépensé tant d’énergie pour sauver des gens, là-bas, quelque part en France, à Marseille ?
— Varian est venu exprès, oui. Quant à nous, nous étions déjà sur place, et disponibles, répond Mary Jane Gold. Et puis il fallait bien aider des gens en danger !»
Je me permets alors une question dérangeante, plutôt insidieuse :
« S’ils n’avaient pas été aussi célèbres, auriez-vous agi de la même manière ?
— Vous en doutez ?»
Et Mary Jane, avec un large sourire, me rend à l’évidence :
« Célèbres ou pas, des gens en danger, comment ne pas les aider ?»
Je quitte l’ancienne filière marseillaise , l’ancien réseau de Varian Fry, en songeant à un débat ancien, portant sur l’application du fameux commandement du Lévitique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même . » Un certain doute subsistait, paraît-il, sur l’objet même de cet amour. L’ordre d’aimer le prochain se rapportait-il à un membre du même peuple, de la même famille, ou à n’importe quel être humain ? En effet, le même mot, en hébreu, s’utilise pour désigner un « ami », un « concitoyen » aussi bien que pour mentionner un « autre ». Je pense aussitôt à la réaction des Justes danois : « Les Juifs étaient nos amis, ils étaient danois », avait dit Henny Sundoe.
Et s’ils n’avaient pas été danois ? S’ils avaient été des étrangers ? Le Lévitique ( XIX , 33-34) répond : « Vous traiterez l’étranger en séjour parmi vous comme un indigène du milieu de vous ; vous l’aimerez comme vous-mêmes . » Et Henny Sundoe a en effet poursuivi ainsi son témoignage : « Nous pensons avoir évacué six à sept cents Juifs danois. Mais, après leur sauvetage, il y en a eu d’autres : des réfugiés venus de Pologne, des parachutistes anglais… »
Et s’ils n’avaient pas été des étrangers en séjour parmi vous , mais des étrangers venus de pays lointains ? Ceux qui, comme Varian Fry, se trouvaient loin mais voyaient, en ces temps ténébreux, des êtres se noyer de l’autre côté de l’Atlantique, que pouvaient-ils faire ? « Dieu créa Adam seul , répond le Talmud (Sanhédrin IV , 5), pour nous faire voir que celui qui sauve un seul être humain sauve le monde entier et que celui qui perd un homme doit être assimilé à celui qui perd le monde entier . »
Mais le Psalmiste ne
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