La force du bien
désarme pas : « Qu’est-ce que l’homme pour toi pour que tu penses à lui ? » demande-t-il. Le Lévitique répond, une fois encore : L’homme est un prochain pour l’homme parce que l’un et l’autre ont été faits à l’image du même Dieu. D’où le commandement : Aime ton prochain … même si ce prochain n’est pas toujours digne d’amour. Je remplacerais volontiers, dans ce cas précis, le mot « amour » par celui de « solidarité », qui me paraît plus exact pour qualifier le comportement de ces Justes humanitaires. L’action de la filière marseillaise ayant été accomplie sous le signe – et en faveur – de l’ humanité suggère, en soulignant la dimension collective du geste de ces jeunes Américains, que ce fut l’humanité en eux qui agissait. L’humanité, c’est-à-dire à la fois la dignité de l’homme et son sens de la solidarité.
37.
Le deuxième pays qui fait alors rêver des millions de condamnés à mort, dans cette Europe transformée en un gigantesque camp de concentration, est la Suisse. Je crois qu’à l’époque elle faisait rêver plus encore que l’Amérique, parce que géographiquement plus proche, plus accessible. Mais à ses frontières les nazis patrouillent, et les dénonciateurs veillent. Face à eux se sont constitués des réseaux de paysans, de prêtres, de pasteurs. Certains ont payé leur engagement de leur vie. Pourquoi ?
« Parce que l’abbé Reuzé nous l’a demandé. Il disait qu’il fallait faire passer la frontière à ces gens qui étaient persécutés. Et puis le curé de Végy les a amenés à la maison et ça s’est amplifié…
— Est-ce que vous avez idée du nombre de personnes que votre père et vous avez ainsi aidées ?
— Je ne sais pas. Certainement plus de mille. Oui, presque tous les soirs on hébergeait plusieurs personnes, jusqu’à une vingtaine à la fois, avant de les emmener en Suisse. »
Thérèse Neury-Lançon est une paysanne d’imposante stature, au visage rond et doux. L’évocation de ces années-là n’est pas sans la remuer, et souvent les larmes affleurent sous ses propos.
La modeste ferme de la famille, qui, à l’époque, était forte d’une dizaine de vaches et d’un cheval, se trouve à quelques mètres de la frontière suisse. Thérèse Neury-Lançon me montre du doigt, juste au-delà d’un alignement d’arbres, les deux ou trois kilomètres de frontière qui borde les terrains et les prés de la ferme.
« Il y avait des patrouilles. Il fallait toujours envoyer quelqu’un seul, en éclaireur, pour nous avertir, pour nous indiquer le moment où nous allions pouvoir traverser tout le pré, arriver jusqu’aux arbres et faire passer les Juifs. Il fallait travailler dur à couper les barbelés, puis les soulever pour que tout le monde passe dessous et traverse le ruisseau qui coule à cet endroit : de l’autre côté du ruisseau, c’est la Suisse. Là, il y avait un douanier suisse très gentil, M. Kurdi, qui a même donné un peu d’argent à certains de ces malheureux pour qu’ils puissent se payer le tram en arrivant en ville. »
Thérèse Neury-Lançon est l’aînée de sept enfants. Le plus jeune avait dix-huit mois quand sa mère est morte, en 1937, et la jeune fille a dû très tôt faire face à la vie.
Lorsque je lui demande pourquoi, avec son père, elle a ainsi aidé des Juifs inconnus à échapper au pire, elle rit.
« Pourquoi ? Eh bien… je pense que c’est normal, non ?
— Vous saviez ce que c’était, un Juif ?
— Oui. Enfin, en milieu catholique, on n’était pas sans savoir que le Christ venait de chez eux. »
Et tout à coup, comme pour se libérer d’un souvenir jamais partagé, elle raconte :
« On avait affaire à des gens démunis, effrayés, qui fuyaient avec de vieilles valises mal ficelées. C’est devenu plus difficile, et beaucoup plus dangereux, quand l’Occupation allemande a remplacé celle des Italiens. D’ailleurs, les Allemands étaient là depuis quinze jours quand ils m’ont arrêtée. Ils m’ont gardée trois semaines, et puis ils m’ont relâchée. Nous avions été dénoncés. Ils ne m’ont relâchée, le 27 octobre 1943, que pour pouvoir piéger mon père, pour prendre tout le réseau. Il s’est pourtant caché longtemps, à partir de mon retour… Ils ont fini par l’arrêter, oui…, le 10 février 1944, et je ne l’ai plus jamais revu. »
Thérèse Neury-Lançon pleure.
Je lui
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