La force du bien
de l’interroger. Reste Gisèle Caron, la fille d’Élise, la voisine des Saragoussi.
À l’époque de l’arrestation de la famille Saragoussi, en 1942, Gisèle Caron était une jeune fille de dix-huit ans. Elle se souvient donc très bien des faits. Au 11 de la rue des Islettes, les Saragoussi habitaient l’étage situé juste en dessous du leur. Ils entretenaient des rapports de bon voisinage, d’excellents rapports, même. Gisèle Caron, visage grave sous une chevelure de boucles blanches, se souvient avec mélancolie de cette période :
« Nous savions qu’ils étaient juifs, bien sûr ! C’étaient de très braves gens, très gentils, une famille qui s’aimait. M. Saragoussi, le père des enfants, partait chaque jour travailler boulevard Barbès, dans un magasin de tissus. Il n’avait aucun problème avec personne, et il nous réservait toujours un mot agréable quand nous nous rencontrions. Lorsque les policiers français sont venus les chercher, on n’y croyait pas : il y avait déjà eu la rafle de juillet 1942, celle du Vél’d’hiv, et nos voisins n’avaient pas été inquiétés. Alors, on pensait que le problème était réglé… On a entendu crier, pleurer, et ma mère est descendue. Elle m’a d’ailleurs interdit de la suivre. Elle a tempêté, elle a protesté, mais les policiers l’ont renvoyée chez nous en larmes et ont emmené toute la famille Saragoussi, avec les deux enfants. Ensuite, vous connaissez l’histoire, avec ce policier revenant à l’aube, et ma mère repartant avec lui au commissariat récupérer le petit Pierre et sa grande soeur Eddie… Lorsque ma tante, Lucienne Guyollot, les a emmenés à Appoigny, ça faisait trois jours qu’Eddie n’arrêtait pas de pleurer en silence dans notre appartement ; elle pleurait doucement, là, sans arrêt. C’était pitoyable. Pierre était plus petit ; il criait, il gémissait. Par bonheur, ma tante Lucienne, à Appoigny, a fait le maximum pour eux ensuite. En fait, elle les a élevés.
— Votre mère et vous, pourquoi avez-vous décidé de recueillir ces enfants quand le policier est revenu ?
— Vous savez, j’ai toujours dans les oreilles les cris de cette maman déchirée, de cette famille ! Ce n’était pas notre famille, mais, enfin, ces enfants qui nous étaient offerts, comment les laisser aller eux aussi à la mort ? Ma mère avait quarante-deux ans à l’époque, et elle pensait les mêmes choses que je vous dis là aujourd’hui. Il fallait les sauver, quoi ! C’était un acte naturel parce que, je le crois, c’est une question de coeur. Si une telle situation se présentait à moi de nouveau, de la même façon, je crois que je referais ce qu’a fait ma mère : sans hésiter.
— Avez-vous eu peur ?
— Oui, j’ai eu peur. J’ai eu très peur. Surtout quand cet agent est revenu le matin, très tôt, vers cinq heures du matin. Je me suis dit : “ C’est fini ! ” J’ai dit à ma mère : “ Ça y est, ça y est ! On vient t’emmener parce que tu les as aidés tout à l’heure, quand ils sont venus les arrêter ! On vient t’emmener !… ” On a entrouvert la porte, pas très rassurées. Et puis c’était cette hirondelle, vous savez : le surnom des agents de l’époque, parce qu’ils portaient une cape. Il était là, avec son vélo, et il a dit à ma mère : “ M. Saragoussi m’a laissé entendre que vous voudriez prendre les enfants. Si vous voulez bien me suivre… ” Je n’avais pas confiance. J’ai laissé ma mère partir avec ce policier en me disant : “ Est-ce vrai ? Est-ce que ce n’est pas un piège ? ” J’ai attendu, morte d’angoisse. Et puis, passé six heures du matin, ma mère est revenue avec les deux petits… Ensuite, je me souviens, nous sommes descendues dans l’appartement de leurs parents pour récupérer les affaires des enfants, leurs vêtements, avant que la police ne vienne mettre les scellés : c’était une vraie désolation de voir ce qui restait de l’appartement. On a senti… on a senti que la vie s’arrêtait là .
— Aujourd’hui, cinquante ans après, vous racontez cette histoire où l’on voit que, d’une part, des policiers français ont arrêté toute une famille et que, d’autre part, l’un de ces policiers est revenu vous rapporter les enfants de cette famille : comment voyez-vous les uns et les autres ?
— Il y avait une division qui était terrible. On était entourés de tant de
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