La force du bien
faut dire que les Allemands étaient furieux que la rafle de Nancy n’ait rien donné ! Pour sa défense, Édouard Vigneron a fait remarquer qu’avec toute la publicité donnée deux jours plus tôt à la rafle de Paris il était clair que les Juifs de Nancy avaient dû se méfier et déguerpir. Faute de preuves contre lui, les Allemands ont fini par le relâcher. Pour les fausses cartes d’identité, j’avais une cache : le clapier, derrière les lapins… »
À la suite de Charles Bouy et de Pierre Marie, nous nous dirigeons vers la cour de la maison, où se trouve le fameux clapier. Charles Bouy se penche, ouvre la porte et me montre, dans l’une des cages du bas, la cachette où il mettait les fausses cartes d’identité à l’abri des éventuelles descentes des Allemands :
« Je cachais les papiers ici, le soir, entre onze heures et minuit, quand nous avions terminé », dit-il avec malice et bonhomie.
Un autre rescapé juif de cette aventure nancéienne, Henri Krischer, se souvient :
« Je rentre à Nancy, de retour de Strasbourg, le 18 juillet 1942, vers midi. Et quel n’est pas mon étonnement quand, arrivant à la gare avec mon jeune frère que j’avais emmené avec moi pour la première fois, je suis accosté par deux messieurs qui me déclinent leur qualité d’inspecteurs et qui me disent : “ Écoutez, monsieur Krischer, la Gestapo est venue chercher vos parents et vous. On a pu les prévenir et ils ont réussi à se cacher dans un endroit que nous connaissons : nous vous y conduisons. ” Et ils nous emmènent chez les amis qui hébergeaient mes parents, M. et Mme Mouton, qui tenaient à l’époque une boucherie chevaline (aussi drôle que ça semble !) dans le quartier populaire de la rue Saint-Nicolas à Nancy. Escorté, donc, par ces agents, j’arrive chez les Mouton, très heureux de revoir mes parents, et les inspecteurs me font savoir que dans les deux jours qui suivent ils reviendront, qu’ils nous accompagneront eux-mêmes à la gare et qu’ils nous embarqueront dans le train de Dijon. Ils me demandent des photos pour me faire une carte d’identité française normale, sans la mention “ Juif ”. Je dois dire qu’à l’époque j’étais étranger, de nationalité indéterminée… Et ça s’est en effet passé ainsi. Très rapidement, ma mère m’a préparé, a lavé le linge que je ramenais, et, deux jours après, les mêmes inspecteurs sont venus, nous ont emmenés, mon frère et moi, à la gare de Nancy, nous ont acheté eux-mêmes les billets, ne nous laissant en aucune façon nous déplacer et nous gardant avec eux un petit peu comme si nous étions en état d’arrestation… Ils nous ont installés dans le train et, juste avant qu’il ne démarre, ils nous ont donné nos billets et nos fameuses cartes d’identité… Je dois vous dire une chose : cette carte d’identité m’a sauvé la vie, et, si je suis encore là, c’est que j’avais quelque chose de très important, de très précieux : cette vraie-fausse carte d’identité !
— Il en aura fallu du temps, soupire Régine Jacubert, pour reparler de cette histoire… »
Bientôt, il n’y aura plus personne, plus de souvenirs. Il ne servira plus à rien de passer une annonce dans un journal, de faire appel aux témoins. Le seul témoignage sera celui que les nations auront retenu et qui se trouvera inscrit dans le grand livre des malheurs du monde. Or, parmi ceux qui viendront après nous, qui aura l’envie ou le courage de s’aventurer dans un tel livre ? Entre le goulag et Hiroshima, Staline et Pol Pot, qui trouvera opportun de consacrer plus d’une cinquantaine de pages à Auschwitz ? Personne – sauf, peut-être, les Juifs.
48.
Steven Spielberg essaie, pendant qu’il en est encore temps, de recueillir les récits de ces milliers de Juifs rescapés de la Shoah. Des survivants.
Pour ma part, j’essaie d’enregistrer et de transmettre les récits de leurs sauveteurs. Des Justes.
« Quelles que soient les horreurs encore à venir de l’Histoire, écrit Paul Ricoeur à propos de mon film Les Justes (Tzedek), j’espère qu’il y aura, encore et toujours, des Justes et des artistes pour préserver la périssable trace de leurs actes. »
Aussi, poussé par l’urgence, je cours, dès mon retour de Nancy, chez Lucienne Guyollot, la sauveteuse de Pierre Saragoussi. Mais, voilà, j’arrive en retard : elle est à l’hôpital, et les médecins me déconseillent
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