La fuite du temps

à sa femme.
     
    — Si c'est pour
rire de moi, t'es aussi ben de rester dans le char, lui déclara-t-elle
sèchement.
     
    — OK. J'ai
compris. Je monte avec toi, fit-il.
     
    Le couple longea
les vitrines de la pharmacie Charland et poussa la porte voisine. Il monta
l'escalier abrupt et étroit qui menait au bureau du dentiste. La pièce où les
accueillit une jeune secrétaire au visage boutonneux avait connu de meilleurs
jours. Sans le moindre sourire, elle les invita à s'asseoir en leur précisant
que le dentiste en aurait bientôt fini avec un patient.
     
    L'endroit aurait
eu besoin d'être rénové depuis longtemps.
     
    Une table
surchargée de vieilles revues occupait le centre de la pièce rectangulaire
autour de laquelle étaient disposées une dizaine de chaises en bois. Un
linoléum gris aux dessins rouge vin à moitié effacés couvrait le parquet.
     
    Les bruits de la
circulation de la rue Sainte-Catherine entraient par les deux fenêtres à
guillotine ouvertes.
     
    — Il pourrait au
moins installer un ventilateur, se plaignit Laurette à mi-voix en se laissant
tomber sur une
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    chaise placée
près de l'une des fenêtres. On crève ici dedans.
     
    — Il fait pas si
chaud que ça, lui fit remarquer son mari.
     
    C'est parce que
ça t'énerve.
     
    Elle lui jeta un
regard furieux et s'épongea avec un large mouchoir qu'elle venait de tirer de
son sac à main.
     
    — Je voudrais ben
te voir à ma place.
     
    — Je me suis déjà
fait arracher les dents, et j'en suis pas mort, lui fit remarquer son mari.
     
    — J'ai envie de
fumer, reprit-elle avec humeur.
     
    — Tu viens d'en
écraser une avant d'entrer. Ça fait pas cinq minutes.
     
    — Laisse faire,
bonyeu! C'est pas toi qui es poigne pour te faire jouer dans la bouche,
rétorqua-1-elle. Si je suis pas dans son bureau à six heures, on sort et on
s'en retourne à la maison.
     
    — Aïe! Tu m'as
pas fait venir jusqu'ici pour rien. On est là, tu vas te faire soigner. J'ai
pas envie pantoute de t'entendre te lamenter toute la soirée, moi.
     
    Laurette allait
répliquer à Gérard quand la porte du cabinet du dentiste s'ouvrit pour laisser
passer un homme fortement charpenté âgé d'une trentaine d'années. Le patient
était d'une pâleur mortelle et tenait un linge pressé contre sa bouche. Il
avait l'air de souffrir le martyre. Un peu chancelant, il se dirigea vers la
secrétaire pour régler les honoraires du dentiste.
     
    — Calvaire! jura
à mi-voix une Laurette passablement perturbée par ce qu'elle voyait. Veux-tu
ben me dire ce qu'il lui a fait? demanda-t-elle à son mari en jetant un regard
apeuré vers la porte à la vitre dépolie derrière laquelle le dentiste semblait
se cacher. C'est une vraie armoire à glace, ce gars-là. Regarde dans quel état
il l'a mis.
     
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    — Arrête donc de
t'énerver pour rien, la conjura Gérard. C'est pas parce qu'il est grand et gros
que c'est pas une femmelette.
     
    Le patient venait
à peine de quitter la place que la porte à la vitre dépolie s'ouvrit de
nouveau. Émilien Duval, un petit homme à demi chauve à la figure sévère,
s'avança sur le seuil.
     
    — Madame Morin?
appela-t-il en tournant vers Laurette des yeux noirs dissimulés derrière
d'épais sourcils broussailleux.
     
    — Oui, répondit
Laurette d'une voix inquiète.
     
    — Bon. Donnez-moi
cinq minutes, madame, et je suis à vous, ajouta le dentiste avant de refermer
la porte.
     
    Laurette répondit
par un simple hochement de tête.
     
    — Je lui aime pas
la face, à ce gars-là, murmura-t-elle à son mari. Il a l'air d'un vrai malade.
Je trouve qu'il a des petits yeux cochons.
     
    — Arrête donc!
lui ordonna Gérard, excédé.
     
    — Je suppose
qu'il m'a demandé d'attendre parce qu'il veut essuyer le sang qu'il doit y
avoir partout de l'autre côté de la porte.
     
    — Ben oui, c'est
un boucher, se moqua son mari.
     
    — J'ai ben envie
de sacrer mon camp tout de suite, ajouta-t-elle en esquissant le geste de se
lever. Il me semble
    que ça me fait
moins mal que tout à l'heure...
     
    — Reste assise,
lui ordonna Gérard, à bout de patience.
     
    Fais pas la
folle! On est rendus. C'est aussi ben qu'il regarde au moins ce qu'il peut
faire pour te soulager. Peut-
    être qu'il va te
prescrire juste des pilules pour t'ôter la douleur.
     
    — En tout cas,
l'écoeurant, il est mieux de pas me faire mal parce que je l'étampe sur le mur.
     
    — Les nerfs,
Laurette! laissa tomber son