La fuite du temps

une telle quantité d'eau. La pluie, qui s'était mise à tomber
à l'aube, n'avait pas diminué d'intensité, bien au contraire. Les caniveaux ne
suffisaient plus à absorber toute cette eau venant du ciel. La terre battue de
la cour des Morin s'était vite transformée en une
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    boue épaisse. Et
comble de malheur, il faisait toujours aussi chaud.
     
    Laurette avait
entrepris de faire du reprisage après avoir remis de l'ordre dans l'appartement,
mais les élancements dans sa mâchoire supérieure se firent si douloureux
qu'elle fut obligée d'interrompre sa tâche à de nombreuses reprises pour la
frotter avec du clou de girofle, un truc hérité de sa mère pour calmer les maux
de dents. A la fin de la matinée, ce remède se montra si parfaitement
inefficace qu'elle dut se résoudre à avaler deux 222. Ce médicament apaisa sa
douleur, mais suscita chez elle des palpitations cardiaques si inquiétantes
qu'elle décida de ne plus y avoir recours.
     
    L'orage se calma
peu à peu au début de l'après-midi.
     
    La pluie cessa et
une petite brise du sud-est vint chasser l'humidité en même temps que les
derniers nuages.
     
    — Enfin, on
respire, dit Laurette en quittant son appartement.
     
    Si j'avais pas si
mal aux dents, maudit verrat, je pourrais m'asseoir dehors et en profiter pour
prendre l'air.
     
    Sa nuit trop
brève et la douleur lancinante qui lui taraudait la mâchoire mettaient ses
nerfs à rude épreuve. Peu à peu, elle finit même par se convaincre qu'elle
n'était pas capable d'endurer ce mal-là plus longtemps. La mort dans l'âme,
elle dut reconnaître qu'il était inutile d'attendre qu'il disparaisse de
lui-même.
     
    — Maudite
affaire! jura-t-elle. Il fallait que ça me tombe dessus durant l'été, en pleine
chaleur!
     
    Elle souffrait de
plus en plus. Même les cigarettes fumées à la chaîne depuis près de deux heures
ne parvenaient pas à apaiser cette douleur lancinante. À bout de résistance,
elle se décida enfin à s'emparer du bottin téléphonique pour trouver le numéro
de téléphone du dentiste Duval dont lui avait parlé sa fille le matin même.
Elle le repéra et ne se décida à téléphoner qu'après un élancement
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    plus douloureux
que les autres. Elle obtint un rendez-vous à six heures.
     
    — On sait jamais,
se dit-elle à mi-voix pour s'encourager.
     
    Ça se peut que ça
me fasse plus mal pantoute à la fin de l'après-midi.
     
    Mais cet espoir
fut déçu. Lorsque Jean-Louis revint de la banque sur le coup de quatre heures,
il trouva sa mère assise dans la cuisine, au bord des larmes.
     
    — Qu'est-ce que
vous avez, m'man? s'inquiéta le jeune homme, peu habitué de voir sa mère dans
cet état.
     
    — C'est pas
humain comme j'ai mal aux dents, geignit Laurette.
     
    — Pourquoi vous
allez pas chez le dentiste? — Je vais y aller avec ton père quand il va arriver
de l'ouvrage. J'ai un rendez-vous chez Duval.
     
    Gérard rentra à
cinq heures passées, après être allé récupérer au garage sa Chevrolet enfin
réparée.
     
    — Tu viens me
conduire chez le dentiste, lui commanda sa femme, déjà prête à partir.
     
    — Dis-moi pas que
tu t'es enfin décidée? lui demanda Gérard, surpris. Il faut que ça te fasse mal
en cybole pour que t'ailles là.
     
    — Laisse faire
tes niaiseries et dépêche-toi avant que je change d'idée. J'en arrache depuis à
matin. Je suis plus capable d'endurer ça.
     
    — Où est-ce qu'on
va? — Chez Duval, sur Sainte-Catherine. C'est juste au-dessus de la pharmacie
Charland.
     
    — T'aurais pu y
aller à pied, lui fit remarquer son mari.
     
    C'est pas loin.
     
    — Laisse faire.
On n'a pas un char pour rien. Je sais pas si je vais être capable de me tenir
sur mes jambes en sortant de là.
     
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    — En tout cas,
c'est pas mal moins inquiétant que le bureau de ce dentiste-là soit installé
au-dessus d'une pharmacie plutôt que d'un salon funéraire, plaisanta son mari
pour détendre l'atmosphère.
     
    — T'es ben drôle,
Gérard Morin! s'emporta Laurette.
     
    Attends qu'il
t'arrive quelque chose, toi, et tu vas voir si je vais avoir pitié de toi.
     
    Sans rien
ajouter, elle saisit son sac à main, sortit de l'appartement et monta dans la
vieille Chevrolet dont elle claqua violemment la portière. Gérard se mit au
volant
    et démarra.
     
    Quelques minutes
plus tard, il immobilisa son véhicule au coin de Dufresne et Sainte-Catherine.
     
    — Veux-tu que j'y
aille avec toi? demanda-t-il