La fuite du temps

rendue
une vieille à cette heure. J'ai la tête pleine de cheveux blancs et les enfants
sont partis de la maison. Il me reste juste Jean-Louis qui va ben finir par
partir lui aussi.»
     
    Elle s'apitoyait
sur son sort et se laissa submerger par une vague de tristesse.
     
    «C'est pas
croyable. On va être mariés depuis trente-six ans, se remémora-t-elle en
regardant le profil de son mari qui somnolait un peu. Pendant ce temps, il s'en
est passé des affaires. Deux fausses couches. Cinq enfants. P'pa et m'man qui
sont morts, comme monsieur et madame Morin. Les vieux, à cette heure, c'est
nous autres...»
     
    Cette
constatation eut le don de la déprimer encore plus.
     
    «Si encore, après
toutes ces années-là, on avait la paix.
     
    Pantoute. Carole
qui attend un petit sans être mariée. On risque d'être forcés de déménager d'un
mois à l'autre.
     
    On n'a pas une
maudite cenne de côté et il faut encore se casser la tête pour savoir comment
on va payer le chauffage cet hiver. C'est pas une vie, ça! Là, l'hiver s'en
vient. S'il nous arrive la moindre malchance, on va être mal pris parce qu'on
n'a pas d'argent. Comme tous les maudits hivers, on va geler tout rond et je
vais être poignée pour écouter les parties de hockey...»
     
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    Gérard la tira
par la manche pour qu'elle se lève. Elle sursauta en apercevant le curé
Perreault retourné derrière l'autel pour célébrer l'offertoire. Elle reprit le
cours de ses pensées, un moment interrompu.
     
    «Puis là,
aujourd'hui, je vais avoir toute une journée de fête. Gilles et sa femme sont
partis passer la fin de semaine dans le Nord. La même chose pour Pierre, Denise
et les enfants. Si Richard travaille pas, il va peut-être trouver le temps de
venir faire un petit tour à la maison avec Jocelyne.
     
    Pour Carole,
c'est sûr qu'elle viendra pas. Elle me l'a dit hier. Elle, au moins, a pensé à
ma fête. Elle m'a acheté une boîte de chocolats Laura Secord, ceux que j'aime
le plus.
     
    Il reste
Jean-Louis. J'espère qu'il a été assez fin pour faire penser à ma fête à
Gérard. Lui, il l'oublie une fois sur deux.
     
    C'est vrai qu'il
a travaillé jusqu'à six heures, hier soir, au garage de Rosaire...»
     
    La messe prit fin
et les Morin revinrent à la maison. Le ciel était nuageux, mais il ne pleuvait
pas. Quelques feuilles jaunies venant des érables de la cour arrière du
presbytère jonchaient le trottoir de la rue Fullum et craquaient sous les
pieds.
     
    — L'hiver s'en
vient, dit Laurette. Il va encore falloir penser à poser les châssis doubles et
à nettoyer les tuyaux.
     
    — La fin de
semaine prochaine, se contenta de dire Gérard, qui détestait toujours autant
cette tâche.
     
    — Il va falloir
que tu fasses ça un soir de la semaine si tu travailles au garage samedi
prochain, lui fit-elle remarquer.
     
    — J'achève de
travailler là, reprit Gérard. Si je me trompe pas, je vais avoir fini de payer
le char dans trois semaines.
     
    — Tu pourrais
continuer, si tu le voulais, dit Laurette en serrant son manteau noir contre
elle. Richard travaillait pour Rosaire tous les samedis, hiver comme été.
     
    381
    — Richard a pas
mon âge, se rebiffa son mari. Moi, j'ai pas envie de passer l'hiver à déneiger
les bagnoles du beau-
    frère. Il se
trouvera un jeune pour faire ça.
     
    — C'est de
valeur, dit Laurette. On aurait ben eu besoin de cet argent-là, à cette heure
qu'on n'a plus la pension de Carole.
     
    — Eh ben! on s'en
passera, déclara son mari sur un ton définitif. On vivra avec mon salaire et la
pension de Jean-
    Louis, que tu
pourrais peut-être augmenter un peu.
     
    — Exagère pas,
bonyeu! Des plans pour qu'il décide, lui aussi, d'aller vivre ailleurs.
     
    Le couple fit le
reste du trajet qui les séparait de la maison en silence. Dès qu'elle posa les
pieds dans l'appartement, Laurette enleva son manteau et mit un tablier pour
préparer le dîner. Son humeur ne s'était guère améliorée depuis son réveil.
Rien n'indiquait que son mari se rappelait que c'était son anniversaire ce
jour-là. Aucun de ses enfants ne s'était donné la peine de lui téléphoner pour
lui souhaiter un bon anniversaire. Même ses frères semblaient l'avoir oubliée.
     
    — Maudite bande
de sans-coeur! marmonna-t-elle en brassant les oeufs qui allaient constituer
l'essentiel du repas du midi. Pas un pour souhaiter bonne fête à la servante!
     
    Ben non! Moi, je
me fends en quatre pour leur faire un