La fuite du temps
sentit immédiatement à
l'aise en sa compagnie.
De toute
évidence, elle avait fait les premiers pas parce que le troisième caissier de
la succursale l'intriguait. Ce jeune homme à la mise soignée, renfermé et
timide, était
pour elle une
énigme qu'elle désirait percer. Si elle trouva le moyen de le faire longuement
parler de lui, elle ne fit aucun mystère de sa propre vie.
Lorsqu'ils se
quittèrent une heure plus tard, Jean-Louis avait appris qu'elle avait trente et
un ans et qu'elle venait de Rivière-du-Loup. Elle travaillait à la banque
depuis onze ans et vivait seule dans un appartement de la rue Saint-Denis. Plus
important encore, il avait la nette impression qu'il avait maintenant une amie
capable de le comprendre, ce qui le bouleversait étrangement.
À l'heure du
repas, Laurette s'empressa de raconter à ses enfants le malheur qui les
frappait tous. Les réactions furent variées quand ils apprirent que la Dominion
Oilcloth allait tout faire démolir.
— Au fond, m'man,
ce sera pas une grosse perte, lui fit remarquer Gilles.
— Toi, tu dis ça
parce que tu t'en vas rester ailleurs, lui dit sa mère, amère.
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— Ben non, m'man.
Mais vous vous êtes toujours plainte que la maison était vieille et pas
chauffable durant l'hiver.
En déménageant,
vous allez certainement trouver mieux.
— Je veux ben le
croire, mais ça va nous coûter combien, ce maudit déménagement-là? Ton père
fait pas un gros salaire, tu sauras.
— Je fais ben
assez, protesta Gérard en lui jetant un regard de reproche.
— Il faut pas
oublier, m'man, que vous avez aussi ma pension et celle de Carole, ajouta
Jean-Louis sur un ton léger. Moi, ça me dérangera pas de partir. Je suis
certain qu'on peut trouver quelque chose de pas trop pire en haut de
Sainte-Catherine.
— C'est vrai,
m'man, intervint Carole en déposant une assiette de tranches de rôti de porc
sur la table. Ça va me faire mal au coeur de changer de maison, mais il y a des
logements pas trop chers dans le coin où reste le frère d'André. On pourrait
peut-être même trouver un cinq appartements fermés. Comme ça, on aurait un
salon, comme tout le monde. Je pourrais recevoir André sans l'obliger à venir
s'asseoir dans la cuisine avec toute la famille.
— De toute façon,
conclut Gérard, votre mère s'énerve d'avance pour rien. Il y a encore rien de
fait. Une grosse affaire comme ça, ça se fera pas du jour au lendemain.
— Vous avez
raison, p'pa, approuva Gilles. On va aller au plus pressant et penser à mon
oncle Armand qui déménage vendredi soir. Il faut pas oublier qu'on lui a promis
d'aller lui donner un coup de main.
— Est-ce que
Richard est au courant? demanda sa mère.
— Oui, il a
promis d'être là, lui aussi.
— Moi, je pourrai
pas aider, reconnut Jean-Louis sans trop manifester de regret. Je finis à huit
heures à la banque et j'ai pas de char pour aller vous rejoindre.
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— Tu pourras
toujours venir faire un tour à son logement de la rue d'Iberville après ton
ouvrage, lui suggéra Gilles. Ça se peut qu'on soit encore là.
— Habillé en
propre? — Traîne-toi du vieux linge à la banque, lui dit son père. Tu te changeras
chez ton oncle.
— En tout cas,
j'espère que vous partirez pas trop de bonne heure, dit Carole. J'ai promis à
Louise d'aller aider, moi aussi.
Chapitre 4
Quelques imprévus
Le lendemain après-midi, Gérard rentra à la maison tout surexcité: Jean Lesage
venait d'annoncer à la radio qu'il déclenchait des élections générales pour le
5 juin.
Après six années
de pouvoir, le premier ministre de la province sentait le besoin d'obliger les
Québécois à retourner aux urnes. Tout laissait croire que, fier des
réalisations de son «équipe du tonnerre», le politicien chevronné était assuré
d'obtenir facilement un autre mandat. Par ailleurs, ce n'était un secret pour
personne que les nombreux changements opérés dans son conseil des ministres
depuis
1960 avaient
provoqué une certaine grogne chez quelques ministres libéraux. L'un d'eux, René
Lévesque, ministre du Bien-être social et des Ressources naturelles, était à
couteaux tirés avec certains bonzes du parti et son chef.
On disait même
qu'il songeait sérieusement à quitter le gouvernement pour fonder son propre
parti.
Sans avoir lu
Égalité ou indépendance, le livre publié l'année précédente par Daniel
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