La fuite du temps

acheté deux gros trucks hier et j'ai déjà
engagé trois chauffeurs.
     
    — Pour faire
quoi? — Pour transporter de la terre, m'man, vingt-quatre heures sur
vingt-quatre. Ça faisait longtemps que ça me trottait dans la tête cette
histoire-là. Il y a de l'argent à faire en masse avec le métro et l'Expo. J'ai
trouvé deux vieux trucks que j'ai fait inspecter par un bon mécanicien et j'ai
fait une offre. Le bonhomme qui les avait est malade.
     
    Il me les a
vendus un bon prix pour s'en débarrasser au plus vite. J'ai sauté sur ma
chance. Après ça, je suis allé voir le député et je lui ai demandé s'il
pourrait pas m'avoir un contrat pour transporter de la terre.
     
    — Puis? lui
demanda son père.
     
    — Il était mal
placé en maudit pour me dire non, p'pa.
     
    J'ai travaillé
pour lui à chacune de ses élections. Je travaille même déjà pour lui pour
l'élection qui s'en vient. J'ai commencé à faire poser ses pancartes sur les
poteaux avec toute une équipe de jeunes que j'ai engagée.
     
    — Maudit que t'as
l'air de commencer gros, lui fit remarquer sa mère. Deux trucks, on rit pas.
     
    100
    — Pas tant que
ça, m'man, répondit le jeune homme, tout fier de son nouveau statut de
propriétaire de camions.
     
    — Est-ce que ça
veut dire que t'as un contrat? lui demanda son père.
     
    — Oui. Un bon, à
part ça.
     
    — Mais comment tu
vas payer ces trucks-la.? lui demanda sa mère, soudainement inquiète.
     
    — Ils vont
presque se payer tout seuls, m'man. C'est ça le plus beau de l'affaire. En
plus, oubliez pas que ça fait douze ans que je travaille. J'ai eu le temps d'en
mettre pas mal de côté. La même chose pour Jocelyne. Il a fallu qu'on vide
notre compte de banque, mais on va arriver.
     
    — Il reste pareil
que c'est pas ben prudent d'avoir fait ça, intervint Jean-Louis qui venait de
sortir de sa chambre et qui avait entendu les explications de son jeune frère.
     
    — T'as peut-être
raison, répondit Richard, mais à force d'être prudent, on n'arrive jamais à
rien. C'est pas en continuant à travailler chez MacDonald Tobacco que je vais
me faire de l'argent.
     
    — Vous pensez
être capables de vivre avec ce que vont rapporter vos trucks'} demanda
Laurette, sceptique.
     
    — D'après votre
garçon, on va être capables, madame Morin, répondit Jocelyne. Mais moi, j'aime
autant pas prendre de chance pour tout de suite et je garde ma job.
     
    Richard va
conduire un des trucks douze heures par jour.
     
    Le reste du
temps, ce sont ses hommes engagés qui vont les faire rouler.
     
    — Et ça se
pourrait même que j'en achète un troisième avant la fin de juin si tout marche
ben, reprit son mari d'un air avantageux. J'en ai déjà aperçu un qui me tente
pas mal.
     
    — Et celui-là,
comment tu vas le payer? lui demanda Jean-Louis, sidéré par l'aplomb de son
frère cadet.
     
    — En me servant
des deux autres comme garantie, cette affaire!
     
    101
     
    — Oui, mais
l'Expo et le métro, ça durera pas une éternité, plaida sa mère, pas encore
convaincue.
     
    — Après ça, il y
aura toujours la possibilité de travailler pour le pont-tunnel. Les chantiers
manquent pas à Montréal, m'man. Il paraît qu'il y a un gros centre d'achats qui
va ouvrir à ville d'Anjou et quelqu'un m'a même dit qu'on va creuser d'autres
stations pour le métro. L'ouvrage est pas près de manquer.
     
    — Arrête! Tu
m'étourdis, lui ordonna Laurette.
     
    — Je suis même
sûr que j'aurai pas longtemps à conduire moi-même un de mes trucks. Je vais
avoir trop d'ouvrage à faire au bureau.
     
    — Sais-tu que je
suis en train de me demander si tu réussiras pas aussi ben que ton oncle
Rosaire, dit son père, tout fier de voir l'un des siens être aussi
entreprenant.
     
    — Ce sera pas ben
difficile, se vanta son fils. Je suis allé le voir pour lui dire que j'arrêtais
d'aller travailler au garage le samedi et je vous dis que c'était pas mal
tranquille.
     
    Il me semble
qu'il vend pas mal moins qu'il vendait dans le temps.
     
    — Sois tout de
même prudent avec cette affaire-là, lui recommanda sa mère, pas du tout
rassurée.
     
    — Inquiétez-vous
pas, m'man, fit Richard. Je vous promets de venir vous faire faire un tour dans
un de mes trucks aussitôt que j'aurai une minute de libre, ajouta-t-il en se
levant.
     
    — Pourquoi pas?
fit son père. Mais moi, j'aime autant te dire tout de suite que les chars
m'intéressent pas mal plus que les