La fuite du temps

s'écria sa femme. Mais c'est ben trop cher pour nos moyens!
     
    — Viens le voir
au lieu de t'énerver, lui ordonna son mari en élevant la voix. Je te dis tout
de suite qu'il m'a presque rien coûté.
     
    — On n'a pas les
moyens, Gérard Morin! Sur quel ton je vais être obligée de te le répéter pour
que tu le comprennes? — Laisse-moi finir de parler, simonac! s'emporta son
mari. J'ai juste acheté une vieille Chevrolet 57 et Richard dit que son moteur
roule comme un moine.
     
    Richard s'était
bien gardé de prononcer un seul mot depuis qu'il avait mis les pieds dans la
maison de ses parents. Il s'était assis et avait laissé son père se dépêtrer
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    seul de la
situation où il s'était mis. Obligé de prendre position dans la dispute qui les
opposait, il finit par dire: — C'est un curé qui l'avait ce char-là, m'man. Je
pense que p'pa a fait une bonne affaire. Mon oncle Rosaire le lui a laissé au
même prix qu'il l'a payé.
     
    — Mais comment
t'as payé ça? demanda Laurette sans tenir compte de l'intervention de son fils.
     
    Elle avait
toujours géré les finances familiales et savait à quel point leur budget était
serré.
     
    — Si c'est ce qui
t'énerve, tu peux arrêter de t'en faire avec ça, répondit son mari pour
l'apaiser. Écoute-moi plutôt. Rosaire me l'a vendu quatre cent cinquante
piastres et j'ai pas eu une cenne à débourser. Pour le payer, je vais
travailler pour lui tous les samedis à partir de la semaine prochaine. Il me
charge pas d'intérêts. C'est moi qui prends l'ancienne job de Richard. Je vais
laver les chars en vente sur le terrain du garage toute la journée. T'es
satisfaite, là? — Non, je le suis pas! Quatre cent cinquante piastres!
     
    As-tu pensé une
minute à tout ce qu'on pourrait se payer avec cet argent-là? — Oui. Un char!
affirma Gérard avec force.
     
    — J'arrive pas à
le croire, maudit verrat!
     
    — Eh ben, tu te
feras à l'idée! Cybole! j'ai presque soixante ans et j'ai jamais rien eu à moi.
Pour une fois que je me paye quelque chose...
     
    — Mais tu sais
même pas conduire!
     
    — Je suis pas
plus gnochon qu'un autre. Je suis capable de l'apprendre, s'emporta de nouveau
son mari. Richard va me le montrer. Dans une semaine, tu vas pouvoir t'asseoir
dedans pour aller faire les commissions ou pour aller faire un tour chez tes
frères, reprit-il d'une voix plus calme.
     
    — On n'en a
jamais eu besoin, lui fit remarquer sa femme, plus ou moins déjà résignée.
     
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    — C'est vrai,
reconnut-il, mais aujourd'hui, tout le monde a un char. Je vois pas pourquoi on
n'en aurait pas un, nous autres aussi. Viens le voir. Je te dis qu'il est beau,
ajouta-t-il avec une nuance de supplication dans la voix.
     
    Laurette
s'extirpa pesamment de sa chaise berçante et jeta un regard meurtrier à
Richard.
     
    — Toi, mon maudit
agrès! l'apostropha-t-elle pleine de rancoeur. Je suis sûre que c'est toi qui
as mis cette idée-là dans la tête de ton père.
     
    — Pantoute,
m'man, se défendit le jeune homme, peu intimidé par l'excès de mauvaise humeur
de sa mère. Moi, je suis juste le chauffeur. Je me suis contenté de ramener le
char devant la maison.
     
    — C'est vrai ce
qu'il te dit là, affirma Gérard. C'est Rosaire qui m'en a parlé ben des fois.
     
    — Vous voyez ben,
m'man. Mais j'ai proposé à p'pa de commencer à lui montrer à conduire à soir,
après le souper... si vous m'invitez à souper. Vous allez voir que ça lui
prendra pas ben du temps pour apprendre.
     
    — Parce que t'es
capable de lui montrer ça, toi? — Comment vous pensez que Jocelyne a appris à
conduire? — Ouais... Tu peux ben rester à souper, mais je t'avertis que j'ai
juste du baloney avec des patates.
     
    — Bon. Viens-tu
le voir notre char? s'impatienta Gérard, debout dans le couloir depuis un bon
moment.
     
    — Si le char est
en avant, pourquoi vous êtes arrivés par la cour? lui demanda sa femme.
     
    — On voulait te
faire la surprise.
     
    — Pour une
surprise, c'en est toute une, laissa-t-elle tomber sans enthousiasme.
     
    Gérard ouvrit la
porte d'entrée et sortit devant sa femme. Jean-Louis quitta sa chambre et
suivit Richard qui venait de rejoindre ses parents sur le trottoir.
     
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    La Chevrolet bleu
pâle était un lourd véhicule dont les pare-chocs portaient quelques traces de
rouille. Gérard, fier de son acquisition, entraîna sa femme dans une inspection
minutieuse de la carrosserie avant d'ouvrir la