La fuite du temps

fils aîné cessa de se réfugier systématiquement dans sa
chambre après le souper. Il s'installait avec son père sur le balcon dans
l'attente que Gilles ou Richard les invite à monter dans la vieille Chevrolet.
     
    À la fin du mois
de mai, Gilles les déclara prêts à aller passer leur permis de conduire qu'ils
obtinrent sans trop de mal. Cependant, il était évident que le fils était
devenu un conducteur beaucoup plus habile que le père. Le problème était que
Gérard Morin avait une nette tendance à paniquer lorsqu'il se retrouvait dans
la circulation plus ou moins dense de la métropole. De l'avis de Gilles, tout
allait se replacer avec l'expérience.
     
    — Est-ce que ça
veut dire que tu vas t'acheter un char, toi aussi? finit par demander Richard à
son frère aîné, deux jours après l'obtention de son permis de conduire.
     
    — Je pense pas,
admit Jean-Louis avec regret. Ça coûte trop cher pour mes moyens.
     
    — Mais si tu
conduis pas, tu vas perdre ce que tu sais, lui fit remarquer son frère. Moi, à
ta place, j'y penserais, lui conseilla Richard. Je suis sûr que tu peux en
avoir un pour pas cher. T'as juste à demander à mon oncle Rosaire de t'avertir
quand il en aura un qui a du bon sens sur son
    133
    terrain. Tu le
connais, il essaiera pas de faire de l'argent sur ton dos.
     
    Le caissier de la
Banque d'Épargne se contenta de hocher la tête sans rien promettre avant
d'aller se réfugier dans sa chambre.
     
    Jean-Louis
s'était bien gardé de révéler à son jeune frère qu'il avait beaucoup réfléchi
durant les derniers jours.
     
    Bien sûr, il
adorait conduire une automobile. Cela lui donnait une étrange impression de
puissance quand il se retrouvait assis derrière le volant. C'était à la fois
agréable et grisant. Cependant, même l'achat d'un vieux véhicule comme celui
que possédait son père aurait pratiquement vidé son compte d'épargne... Il
n'était vraiment pas prêt à un tel sacrifice pour satisfaire son envie, si
grande soit-
    elle. Il allait
lui falloir trouver un moyen moins onéreux de conduire une voiture.
     
    Ce soir-là,
Richard ne put s'empêcher de dire à sa femme: — Mon frère a eu son permis de
conduire. Il a l'air d'aimer pas mal ça conduire. Il y a juste à le voir quand
il monte dans le char du père.
     
    — Ça veut dire
qu'il va s'acheter un char, conclut Jocelyne en se préparant pour la nuit. Si
ça continue comme ça, la rue Emmett sera pas assez longue pour permettre aux
Morin de parquer leurs chars. Il y a déjà celui de ton frère Gilles et celui de
ton père.
     
    — D'après moi,
c'est pas demain la veille que Jean-
    Louis va s'en
acheter un, déclara Richard. Mon petit frère est toujours aussi gratteux. Je
serais pas surpris pantoute
    de le voir
emprunter tout le temps le char de p'pa, s'il est capable. Tu peux être
certaine qu'il va calculer et il va même s'arranger pour payer le moins de gas
possible.
     
    Chapitre 7
    La peur S'il y
avait une personne que les élections provinciales n'intéressaient pas en cette
fin du mois de mai, c'était bien Carole. Depuis plus d'une semaine, elle
affichait un air chagrin que sa mère mettait sur le compte du fait qu'elle
n'avait pu se résoudre à quitter le nid familial pour un appartement.
     
    — Veux-tu ben me
dire ce qu'elle a depuis quelque temps, elle? demanda Gérard à voix basse à sa
femme. Elle est rendue comme Jean-Louis. Elle passe presque toutes ses soirées
enfermée dans sa chambre. Il y a plus moyen de la faire sortir de là, même
quand il fait beau.
     
    — Tu la connais,
chuchota Laurette. Elle s'est pas décidée à partir en appartement et ça doit la
travailler. En plus, elle peut plus voir Louise aussi souvent depuis qu'elle
reste plus loin et son maudit André vient la voir de moins en moins. Remarque que
ça, ça me fait plutôt plaisir, ajouta-t-elle.
     
    De fait, la mère
de famille avait plus ou moins correctement deviné les raisons de l'air sombre
de sa cadette, mais toutes étaient surtout reliées à André Cyr.
     
    Le mois d'avril
s'était écoulé sans que son amoureux ait trouvé un emploi. Il avait bien
travaillé trois jours au début du mois, mais il avait abandonné son emploi sous
le prétexte que le patron ne faisait pas confiance à ses capacités de
    135
    tailleur génial.
Bref, la jeune fille avait perdu l'espoir de récupérer à temps l'argent qu'elle
lui avait prêté pour s'installer dans l'appartement repéré par son