La fuite du temps
de
l'Union nationale, n'était allé voter qu'en une seule occasion depuis qu'il
était en âge de déposer son bulletin dans une urne.
— C'est sûr que
je vais y aller, affirma ce dernier.
— Si c'est comme
ça, tu viendras me chercher après l'ouvrage, intervint sa femme en déposant
deux rôties dans son assiette. On va y aller ensemble.
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— Hein! Pour
faire quoi? — Pour aller voter, moi aussi, cette affaire!
— Depuis quand tu
t'intéresses à la politique, toi? lui demanda son mari, stupéfait.
— C'est vrai, ça,
m'man, intervint Gilles. D'habitude, vous êtes comme la majorité des femmes, ça
vous intéresse pas. La semaine passée, il y avait encore un sondage dans les
journaux qui disait que les femmes voulaient rien savoir des élections, même si
avec la Kirkland-Casgrain il y a une femme députée à Québec.
— Laisse faire
les autres femmes. C'est vrai que ça m'intéresse pas pantoute, reconnut sa
mère. Mais si ton père se donne la peine d'aller voter aujourd'hui, c'est que
ça doit être pas mal important, reprit-elle, l'air narquois.
Dans ce cas-là,
je vais y aller, moi aussi. Je suis pas plus folle que lui.
Piégé, Gérard ne
dit plus rien et se concentra afin de tartiner ses rôties d'une épaisse couche
de beurre d'arachide.
À la fin de
l'après-midi, le gardien de sécurité rentra à la maison et suspendit son képi
derrière la porte. Jean-
Louis et Gilles
étaient rentrés depuis une demi-heure, après avoir accompli leur devoir de
citoyen. Laurette apparut dans le couloir dès qu'elle entendit la porte
d'entrée se refermer.
— Je suis prête,
déclara-t-elle.
— Il y a rien qui
presse, se défendit Gérard. On crève dehors. Johnson va se faire élire pareil,
même si on vote pas. En plus, les jeunes attendent déjà pour souper, ajouta-
t-il en
apercevant ses deux fils dans la cuisine.
— On peut
attendre, p'pa, dit Gilles, moqueur. On mourra pas de faim.
— Aïe, Gérard
Morin! Cherche-toi pas d'excuse. Tu m'as pas fait me préparer pour rien!
s'écria sa femme.
Envoyé qu'on en
finisse! On s'en va voter.
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Son mari sortit
de l'appartement à contrecoeur, déverrouilla les portières de la vieille
Chevrolet bleue et s'assit derrière le volant avec la mine d'un condamné.
— Bonyeu, change
d'air! s'écria Laurette. On dirait que tu t'en vas te faire arracher une dent.
On s'en va juste voter.
En cette fin
d'après-midi, les bureaux de scrutin étaient pris d'assaut par les gens
impatients d'appuyer leur candidat favori. Il faisait chaud et le service
d'ordre semblait débordé. Les scrutateurs, assis derrière des tables,
vérifiaient l'identité de chaque électeur en consultant de longues listes.
Puis, ils remettaient à chacun un petit crayon à mine de plomb et un bulletin
de vote avant de l'inviter à passer dans l'isoloir.
— Bâtard, on en a
ben pour une heure! se plaignit Gérard à mi-voix en montrant la file de gens
devant eux.
— On est rendus,
on va voter, déclara Laurette. en se campant sur ses jambes d'un air résolu.
Le couple dut
tout de même attendre près de quarante minutes avant de pouvoir passer dans
l'isoloir. Il retourna à la maison fatigué, mais satisfait.
Un peu avant huit
heures, Gérard se retrouva seul, installé devant le téléviseur. Sa femme avait
laissé la porte d'entrée ouverte et était assise dans sa chaise berçante sur le
trottoir pour profiter d'un peu de fraîcheur.
— A quoi ça te
sert de rester en dedans et de cuire dans ton jus? fit-elle remarquer à son
mari. Viens t'asseoir dehors, on crève dans la cuisine. Avec la porte ouverte,
on entend pareil les résultats qu'ils donnent à la télévision.
— Laisse faire,
se contenta de répondre Gérard. Je veux rien manquer.
Le portillon de
la clôture grinça sur ses gonds et Gérard tourna la tête au moment même où ses
beaux-frères Bernard et Armand entraient dans la cour, en compagnie
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de Marie-Ange, de
Pauline et de sa fille Louise. Il réprima une grimace d'agacement. La présence
de tout ce monde allait l'empêcher de profiter à son goût de la soirée des
élections. Pour bien montrer son intention d'écouter les résultats, il laissa
le téléviseur allumé avant de se lever pour aller accueillir ses visiteurs
imprévus.
— Ah ben,
taboire! s'exclama-t-il avec une bonne humeur un peu forcée, voulez-vous ben me
dire d'où
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