La fuite du temps
Emmett. Des
jeunes l'avaient envahie et deux équipes se disputaient une bruyante partie de
balle.
La jeune fille
salua au passage sa mère et Catherine Bélanger en grande conversation sur le
trottoir avant de disparaître à l'intérieur de l'appartement familial. Elle s'empressa
d'entrer dans sa chambre et se laissa tomber sur son lit.
Durant de longues
minutes, elle fut secouée de sanglots qu'elle étouffait dans son oreiller. Elle
était incapable d'entrevoir l'avenir qui l'attendait. André Cyr avait fui comme
un lâche. Non seulement il lui avait volé l'argent destiné à lui permettre
d'aller vivre en appartement, mais il avait gâché sa vie! Ses parents allaient
la mettre à la porte. Tout le monde la verrait comme une putain, une fille de
rien, prête à coucher avec le premier venu. Ses patrons allaient sûrement la
congédier aussi. Peu à peu, son amour se transforma en une haine qui la faisait
trembler de rage. S'il s'était trouvé en face d'elle à ce moment-là, elle
aurait été capable de l'étrangler.
Épuisée, elle
finit par s'endormir tout habillée. Sa dernière pensée fut qu'il lui fallait
absolument trouver quelqu'un prêt à lui venir en aide.
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Le lundi suivant,
cinquième jour de juin, Gérard se leva dès la première sonnerie du gros
Westclock déposé sur sa table de chevet.
— Ma foi du bon
Dieu! s'exclama Laurette en se levant péniblement à son tour, on va faire une
croix quelque part. C'est ben la première fois que je te vois te lever aussi
vite.
Gérard ne se
donna pas la peine de lui répondre et s'empressa d'aller faire sa toilette
pendant que sa femme se dirigeait lentement vers la cuisine, après avoir
endossé sa robe de chambre rose défraîchie. Elle retrouva Carole déjà en train
de laver l'assiette dans laquelle elle venait de déjeuner.
— Tu continues
toujours à te lever aussi de bonne heure, fît-elle remarquer à sa fille. Il est
juste six heures et quart.
— Il fait trop
beau, m'man. Le soleil me réveille.
— T'as juste à
baisser ta toile avant de te coucher, lui conseilla sa mère.
— Ça me dérange
pas. Je me couche de bonne heure le soir et je m'endors plus rendue à cinq
heures et demie du matin. Ça me donne le temps de préparer mon lunch et de
déjeuner sans me presser, mentit-elle.
Sa mère se mit à
sortir du garde-manger tout ce qui allait être nécessaire au déjeuner des
siens. Le fromage Velveeta rejoignit les pots de beurre d'arachide et de
marmelade au centre de la table.
— Il reste plus
de margarine, lui fit remarquer Carole.
— Dis-moi pas ça!
s'exclama sa mère. Il y a rien que j'haïs plus le matin que d'avoir à mélanger
la maudite pastille orange dans ce qui a l'air de la graisse. Ça me lève le
coeur.
— À moi aussi,
dit Carole qui avait encore été la proie de nausées matinales peu avant le
lever de ses parents.
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— Cette idée de
fou aussi du gouvernement de voir à ce que les compagnies fassent de la
margarine qui a pas la même couleur que le beurre pour faire plaisir aux
cultivateurs! Bonyeu! Ça fait au moins cinq ans qu'on est poignes pour mélanger
ça. Ils devraient ben savoir que si on achète de la margarine, c'est parce que
c'est ben moins cher que du beurre.
Gérard sortit des
toilettes au moment où Gilles et Jean-
Louis faisaient
leur apparition dans la cuisine.
— Aïe, les
jeunes! Oubliez pas d'aller voter après votre ouvrage, leur rappela leur père
sur un ton guilleret en prenant place à table. Pendant des années, vous vous
êtes plaints que vous aviez pas le droit de voter. Les jeunes de dix-huit ans
l'ont maintenant. Allez-y et votez pour le bon parti, à part ça.
— P'pa, vous
oubliez qu'à notre âge, on pouvait déjà le faire aux dernières élections, lui
fit remarquer Gilles en riant. On n'est pas si jeunes que ça.
— En tout cas,
moi, ça me tente pas ben gros d'aller me planter debout dans une ligne après ma
journée d'ouvrage, dit Jean-Louis, sans grand enthousiasme.
— Si tu y vas
juste après la banque, lui fit remarquer son frère, tu devrais pas attendre
tant que ça. Le pire, c'est après cinq heures. Moi, je vais y aller tout de
suite après l'école. Et vous, p'pa? Toutes les têtes se tournèrent vers le père
de famille, en attente de sa réponse. Il était bien connu chez les Morin que
Gérard, fanatique de la politique provinciale et partisan inconditionnel
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