La fuite du temps

te le dis.
Il a décidé de tout lâcher cet été. Il est sûr de pouvoir enseigner dans un
collège au mois de septembre.
     
    — Ayoye!
s'exclama Carole. Je me demande ben comment ta mère va prendre cette affaire-là.
Elle va ben en faire une maladie.
     
    — Elle fera ce
qu'elle voudra, répondit la jeune fille.
     
    C'est ma vie
après tout. J'ai ben le droit d'en faire ce que je veux. On va se louer un
appartement. Serge en a déjà un en vue sur Sherbrooke.
     
    — Comment vous
allez faire pour vivre ensemble? — On va faire comme tout le monde, déclara
Louise sur un ton décidé. C'est pas écrit dans le front de Serge qu'il est un
prêtre et personne saura qu'on n'est pas mariés. Dans le coin où on va vivre,
je pense pas que tout le monde met son nez dans les affaires des voisins. C'est
pas comme ici. Commences-tu à comprendre pourquoi je tenais tant à ce que mon
père déménage au mois de mai? — Comme ça, ta mère et ton père se doutent de
rien? — Es-tu folle, toi? s'écria sa cousine à voix basse. J'ai pas envie de me
faire tuer! Ils le sauront bien assez vite quand je vais partir au mois d'août.
Je compte sur toi pour pas dire un mot de tout ça chez vous, hein? —
Inquiète-toi pas Je suis pas une porte-panier. Mais j'en reviens pas quand
même, conclut Carole, bouleversée.
     
    Partir comme ça
sur un coup de tête, ça risque pas de m'arriver avec André.
     
    — C'est vrai, ça,
tu m'as pas dit comment ça allait avec ton chum, reprit sa cousine, apparemment
soulagée de changer de sujet.
     
    — Ça va pas fort.
Il est parti travailler à Québec sans m'avertir.
     
    — Comment ça se
fait? Vous êtes-vous chicanés?
     
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    — Pantoute. Il
est parti comme ça. En plus, je lui ai prêté de l'argent.
     
    — Combien? — Cent
cinquante piastres. Presque tout ce que j'avais dans mon compte.
     
    — Appelle-le.
Demande-lui de s'expliquer, conseilla Louise.
     
    — Je peux pas.
Personne sait où il reste.
     
    — Pour moi, t'es
mieux de faire un «X» sur lui et sur ton argent, lui conseilla Louise Brûlé.
T'as pas été chanceuse. T'es tombée sur un bel écoeurant.
     
    «Et encore, tu
sais pas le pire», songea Carole.
     
    Pendant un bref
moment, la jeune fille eut la tentation d'avouer à sa cousine qu'elle était
enceinte. Elle y renonça
    cependant. Il
était évident que cette dernière n'était pas présentement en position de lui
venir en aide de quelque manière que ce soit. Elle décida qu'il valait mieux
attendre.
     
    Elle pourrait
toujours faire appel à elle en cas de besoin.
     
    Louise ne
pourrait pas ignorer l'appel à l'aide de l'unique détentrice de son secret. De
plus, elle trouvait humiliant d'avouer à sa cadette de deux ans avoir succombé
à un amoureux qui n'avait rien trouvé de mieux que de l'abandonner lâchement.
     
    — Qu'est-ce que
tu dirais d'aller manger un cornet? lui demanda Louise. On pourrait parler plus
à notre aise, ajouta-t-elle plus bas en montrant la fenêtre.
     
    Carole accepta et
les deux jeunes filles quittèrent l'appartement, à peine remarquées par les
trois hommes rivés devant le petit écran.
     
    — Moi, en tout
cas, j'ai pas confiance pantoute en Daniel Johnson, affirma Bernard en déposant
sa bouteille de bière sur la table. Depuis la grève de 37, j'haïs l'Union
nationale à m'en confesser, admit-il.
     
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    — Voyons,
Bernard, protesta son beau-frère. Je veux ben croire que Duplessis a été ben
dur avec vous autres de la Dominion Textile en 37, mais Johnson, c'est autre
chose.
     
    Pas vrai, Armand?
— Moi, je vais te dire que je suis pour le parti qui va dépenser le moins. Moi,
du monde comme Lesage et Drapeau qui garroche des millions par les fenêtres, ça
me fait peur. Johnson, je le connais pas. Je trouve juste son ton de voix ben
endormant.
     
    La nuit était
tombée depuis longtemps et Radio-Canada n'avait pas encore annoncé le gagnant.
Au petit écran, les spécialistes interviewés par les journalistes ne se
souvenaient pas d'avoir vécu une élection aussi serrée. La seule chose sur
laquelle ils semblaient s'entendre était que Bourgault et son mouvement
indépendantiste, le RIN, ne feraient pas de percée importante.
     
    Il régnait une
chaleur d'étuve dans la cuisine surpeuplée.
     
    Carole et Louise
étaient revenues depuis longtemps et avaient décidé de s'asseoir avec les
femmes pour discuter autour de la table.
     
    Finalement, un
peu après onze heures, Jean Lesage concéda