La fuite du temps

moment, elle hésita entre aller s'asseoir sur le balcon, à
l'arrière, ou sur le trottoir. Cependant, à la seule pensée des odeurs dégagées
par les poubelles, elle opta pour le trottoir. Elle sortit sa vieille chaise
berçante pliante et l'installa près de la porte d'entrée de manière à pouvoir
entendre le téléphone s'il sonnait. L'ombre projetée par les maisons à deux
étages de l'autre côté de la rue s'était étendue jusqu'à sa section de
trottoir. Elle rentra un instant pour aller prendre un Coke dans le
réfrigérateur et revint s'asseoir en poussant un soupir de soulagement.
     
    Elle venait à
peine de terminer sa cigarette qu'elle entendit le vrombissement d'un énorme
camion rouge qui venait de tourner dans la rue Emmett.
     
    — Bon. Vlà
Richard à cette heure. Il y a pas moyen d'avoir la paix cinq minutes.
     
    Le camion vint
s'immobiliser devant la porte et le conducteur quitta sa cabine en laissant
tourner le moteur.
     
    — Bonjour, m'man,
dit Richard en plaquant un baiser sonore sur l'une de ses joues. J'arrête juste
une minute pour remplir ma bouteille d'eau. C'est écoeurant ce qu'il fait chaud
dans ce truck-là. Je fais encore deux voyages de terre et j'arrête. Mon nouveau
chauffeur va prendre la suite.
     
    — Tu travailles
depuis quelle heure?
     
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    — Cinq heures et
demie, à matin.
     
    — Tu vas te
crever à travailler comme ça, le mit en garde sa mère. Oublie pas, mon garçon,
que tu seras pas enterré avec ton argent.
     
    — Ça achève,
m'man, voulut la rassurer Richard. Il me manque encore juste un autre bon
chauffeur et après ça, je vais me contenter de courir les contrats. Et vous,
est-ce que vous avez arrêté de vous gratter? demanda-t-il sur un ton léger.
     
    — Parle-moi pas
de ça, répondit Laurette. J'en ai eu au moins pour dix jours à me gratter comme
une folle. Il va faire chaud avant que je retourne là.
     
    Richard éclata de
rire et entra remplir une grosse bouteille d'eau. En sortant, il embrassa encore
sa mère puis reprit le volant. Quelques minutes plus tard, ce fut au tour de
Jean-Louis de rentrer à la maison. Malgré la chaleur, il avait conservé son
veston et sa cravate.
     
    Un peu après cinq
heures, Laurette vit la Chevrolet de son mari s'arrêter juste devant leur
porte. Gérard en descendit après avoir pris sa veste d'uniforme de gardien de
sécurité posée sur le siège à côté de lui.
     
    — Juste à te voir
sans ton haut d'uniforme, c'est tout un signe qu'il fait chaud, se moqua sa
femme.
     
    — Il doit pas
faire plus chaud en enfer, se borna à dire Gérard en entrant dans la maison. Je
pense que je vais boire une bonne bière froide.
     
    — De l'eau ferait
la même chose, lui fit remarquer sa femme sur un ton de reproche en le suivant
à l'intérieur de l'appartement.
     
    — Ça a pas le
même goût, fit son mari en ouvrant la porte du réfrigérateur pour s'emparer
d'une bouteille de bière.
     
    — Peut-être, mais
c'est moins cher, dit Laurette d'une voix acide.
     
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    — Je pourrais te
faire la même remarque avec les Coke que tu bois à coeur de jour,
répliqua-t-il, agacé.
    — C'est juste de
la liqueur, se défendit sa femme.
     
    — Même si c'est
juste de la liqueur, elle est pas donnée non plus.
     
    Il s'empara
ensuite de son journal et poussa la porte-
    moustiquaire pour
aller le lire sur le balcon arrière.
     
    — Pour souper,
j'ai de la fricassée, annonça Laurette.
     
    — C'est correct.
     
    Elle consulta
brièvement l'horloge murale en se demandant si elle avait le temps de retourner
s'asseoir à l'extérieur en attendant l'arrivée de Carole. A peine venait-elle
de reprendre place dans sa chaise berçante qu'elle vit venir sa fille. Se
rappelant les paroles de la voisine, elle se mit à l'examiner soigneusement au
fur et à mesure qu'elle approchait. Ses yeux cernés et la pâleur de son visage
la frappèrent. Pourtant, malgré tout, elle donnait l'impression d'avoir pris un
peu de poids.
     
    — Elle a quelque
chose qui va pas, se dit-elle, soudain inquiète. Elle a jamais été comme ça. Si
c'est sa peine d'amour qui la rend malade...
     
    — Qu'est-ce que
vous avez à m'examiner comme ça, m'man, lui demanda la jeune fille en arrivant
près de sa mère qui venait de se lever, prête à replier sa chaise berçante.
     
    — Un chien
regarde ben un évêque, répondit sèchement Laurette. À part ça, je te trouve l'air
fatigué. T'es cernée jusqu'au milieu des