La fuite du temps
contenta de demeurer près de
la
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porte, attendant
avec une impatience croissante que sa femme quitte l'endroit, les mains vides.
Il la connaissait assez pour savoir qu'elle hésiterait longtemps avant de se
décider à acheter quoi que ce soit.
Dans la quatrième
boutique, il regardait par la vitrine lorsque Laurette lui cria d'une voix
assez forte pour que toutes les têtes se tournent vers lui: — Viens voir,
Gérard!
Il rougit
violemment et s'empressa d'aller la rejoindre à l'autre bout du magasin.
— Sacrement,
Laurette! Fais-tu exprès pour que tout le monde nous regarde? — Je t'ai pas
demandé de venir avec moi pour que tu guettes la porte du magasin, répliqua
cette dernière avec humeur. Je veux que tu me dises ce que tu penses de cette
robe-là.
Gérard jeta à
peine un regard à la robe verte qu'elle tenait devant elle avant de lâcher: —
Elle est pas pire.
— Elle est pas
plus belle que ça? — Elle est correcte.
Sans la moindre
hésitation, elle raccrocha la robe.
— Viens-t'en, lui
ordonna-t-elle. On va aller voir ailleurs. On va traverser la rue et descendre
Saint-Hubert sur le trottoir d'en face. Je vais ben finir par trouver quelque
chose. Si je trouve rien, j'irai sur Sainte-Catherine demain après-midi.
— T'es mieux de
trouver quelque chose à soir, la prévint Gérard. Je te garantis que tu m'auras
pas demain. Oublie pas que je travaille chez Rosaire le samedi. Il y a déjà ben
assez que samedi prochain je serai pas là à cause des noces.
Il s'en voulait
de ne pas s'être montré plus enthousiaste face à la robe verte qu'elle venait
de lui montrer. S'il l'avait
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été, la corvée
aurait déjà été terminée et il aurait pu rentrer tranquillement à la maison. Il
se promit de dire, à la prochaine robe que Laurette lui présenterait pour avoir
son avis, «qu'il la trouvait ben belle et qu'elle pourrait sûrement pas trouver
mieux et moins cher ailleurs».
Le couple sortit
de la boutique et traversa la rue Saint-
Hubert au milieu
de la foule de badauds qui avait envahi les lieux en cette soirée consacrée au
magasinage. Laurette entra encore dans deux autres boutiques et y demeura de
longs moments à palper des tissus et à se regarder dans des miroirs sur pied en
étalant devant elle diverses robes sans toutefois se décider. Tout était sujet
à la critique.
Parfois, la
couleur ne convenait pas à son teint, le modèle n'allait pas à une femme de son
âge ou encore, le prix était exorbitant.
— Achèves-tu?
finit par lui demander son mari, de plus en plus exaspéré. Je commence à avoir
pas mal mon voyage de te suivre comme un petit chien de poche.
— Ben oui,
répondit sèchement Laurette. J'ai mal aux jambes. Je pense que c'est le dernier
magasin que je fais. Si je trouve rien là, j'irai dans l'ouest demain
après-midi.
Gérard poussa un
soupir d'impatience au moment où sa femme l'entraînait à l'intérieur d'une
grande boutique brillamment éclairée. Elle repéra une longue tringle à laquelle
étaient suspendues plusieurs dizaines de robes et se mit à consulter les
étiquettes pour voir la taille et le prix de chacune. Gérard se tenait un peu à
l'écart et attendait.
Soudain, Laurette
prit une robe bleu nuit garnie d'une fine dentelle et se mit à l'examiner avec
soin avant de s'avancer vers un miroir.
— Je l'haïrais
pas, celle-là, déclara-t-elle à son mari.
Qu'est-ce que
t'en penses? — Je la trouve belle.
— Je vais aller
l'essayer, décida sa femme.
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Elle disparut un
bref moment dans l'une des quatre cabines d'essayage. Lorsqu'elle en sortit,
elle se planta devant son mari.
— Puis, qu'est-ce
que t'en dis? Gérard s'éloigna de quelques pas comme pour mieux juger de
l'effet.
— Il y en a pas
une qui te ferait mieux, déclara-t-il sans la moindre hésitation.
— C'est correct.
Je la prends, même si elle coûte presque soixante piastres, lui dit Laurette
avant de retourner dans la cabine pour retirer la robe.
Lorsqu'elle
revint une minute plus tard, elle ne put toutefois s'empêcher de dire: — C'est
de valeur que je l'aie trouvée sur la Plaza. Sur Sainte-Catherine, je suis sûre
que j'aurais pu faire baisser un peu le prix. Mais ici, ils sont indépendants
comme des cochons sur la glace. Ils baissent jamais d'une cenne.
— C'est sûr que
c'est pas mal cher, reconnut Gérard qui ne gagnait que soixante-douze
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