La gigue du pendu
seulement de la construction du vaisseau-toutes-voiles-dehors et de l’île déserte aux palmiers dodelinants, mais aussi des décors plus urgents de la pièce qui démarre la semaine prochaine – La Voie de la fierté ou les Cambrioleurs de Londres – pour laquelle il doit suggérer avec un réalisme terrifiant une cellule de prisonnier, des rues de l’Est et de l’Ouest londonien, et la terrasse sur le toit d’une résidence d’aristocrates de Larkhill Square.
« Il faut construire et peindre tout ça, a fait Lombard. Mais quand ? Je vous le demande ! » Il a lancé cette phrase dans ma direction et moi, comme un idiot, j’ai regardé autour de moi, m’attendant à voir Mr Carrier ou Mr Pocock donner une réponse précise, sauf qu’il n’y avait plus personne, à part l’ombre de Mr Mint, le concierge, et la collection des assistants de Mr Lombard, qui s’agitaient dans tous les sens. « “On pourrait ressortir certains décors pour les rafraîchir”, a dit le patron. Mais quand ? Je vous le demande ! “Il n’y en a que deux nouveaux à créer”, dit-il aussi. Mais quand ? Pour la troisième fois, je vous le demande ! »
Tout cela était pour moi une nouvelle expérience. À l’Aquarium, nous demeurons souvent seuls dans un silence de bonnes sœurs, pendant des heures, mais au théâtre, on dirait que tout le monde parle. Tout le temps. Mr Lombard, qui ressemblait davantage à un épicier avec son long tablier et sa pipe coincée entre les dents, interrogeait l’assemblée, jusqu’à l’air alentour, et de temps à autre nous jetait ses interrogations furieuses à moi et mes compagnons, tranquillement assis au bord de la scène. Je crois qu’il n’attendait pas de réponse. Il était là depuis le petit matin, car il voulait procéder à la peinture de deux décors, voire d’un troisième, avant l’arrivée des comédiens et le début du tumulte quotidien.
« Quelle épine dans le pied ! » a-t-il grommelé.
Ce jour-là, même ces précieuses heures de labeur ne devaient pas lui être accordées, car un brouhaha lointain a bientôt signalé l’arrivée non seulement de la troupe, mais aussi d’un bataillon grandissant de petites filles, accompagnées de leurs mamans, qui venaient auditionner pour le ballet des enfants. Elles n’étaient pas censées arriver avant midi et devraient donc attendre deux bonnes heures, pourtant, déjà, des mères impatientes et des enfants aux yeux fatigués faisaient la queue devant l’entrée du théâtre. Parmi elles, telle une file de conscrits, se faufilaient les membres de la troupe, frottant leurs yeux ensommeillés en se plaignant de devoir travailler aussi tôt, eux dont la profession les force à se coucher tard dans la nuit. Parmi les retardataires, gai, l’œil brillant, Lovegrove, qui, bien que nous ayons discuté – et bu dans le cas de Will – très longtemps la veille au Cheshire Cheese , donnait l’apparence d’avoir passé huit heures dans un bon lit de plume. Grand, élégant, avec cette démarche souple et désinvolte, comme si ses bottes avaient une demi-taille de trop, il discutait avec Mr Mint, levant son chapeau et murmurant quelques mots inaudibles à un troupeau de jeunes danseuses qui pouffaient dans leurs mains ou écarquillaient les yeux, puis il m’a souri et s’est approché de Brutus et Néron qui ont aussitôt remué la queue avec vigueur par affection pour lui. Même Mr Lombard, qui professe envers les gens du spectacle la piètre opinion qu’en aurait un méthodiste, lui a adressé un signe de tête en murmurant « B’jour, Mr Lovegrove » avec une feinte sincérité.
« Bob, a dit Will en grattant l’oreille de Brutus, je te saurais gré de m’accorder un moment pour aller respirer l’air du large. Juste quelques pas dehors, sur le pont, tu vois ? »
Nous sommes retournés à l’entrée du théâtre et, une fois sur les marches, il m'a retenu par l'épaule.
« Attends un moment, vieux flibustier, avant que tu ne crottes tes souliers de cuir, jette un coup d’œil à tribord, et dis-moi ce que tu vois dans l’ombre du noble établissement de Cheeseman. Dis-moi si tu distingues un mioche, recroquevillé contre le mur. »
J’ai fait ce qu’il demandait et, scrutant à travers la foule grouillante des mères et des enfants, j’ai fini par apercevoir une petite silhouette tassée sur le sol. Il était seul et à mes yeux ressemblait à n’importe quel autre gosse des
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