La gigue du pendu
te lancerais-tu pas dans les affaires… modestement, pour commencer. Avec ta propre charrette ? Tes propres clients ? Songes-y, d’accord ?
— C’est quelque chose auquel tu dois penser pour ton avenir, Bob, a ajouté Mrs S.
— Tout à fait. Pas besoin de décider tout de suite, mon garçon. Réfléchis-y, c’est tout. Je prierai le Seigneur et je L’écouterai. Nous reparlerons de tout ça. »
C’était il y a un an. Aujourd’hui, en revenant dans la cuisine tiède et confortable, j’ai remarqué la bible de Titus Strong, posée sur une petite table près de sa chaise, au coin du feu, où grondait la bouilloire.
« Bob, tu te souviens de ce que je t’ai proposé ? Que tu te lances dans les affaires ? Eh bien, le Seigneur me l’a rappelé cette semaine, a-t-il fait en tapotant le Livre saint. Il m’a dit qu’il était temps de s’y mettre. »
Mrs Strong a souri.
« Pour parler clairement, Bob…
— Grace, a fait son mari avec sécheresse. C’est ma proposition. Mon instant de gloire.
— Ne t’égare pas, alors, a-t-elle répliqué avec bonne humeur. Bob n’a pas toute la journée devant lui comme un pauvre maraîcher !
— Très bien. Bob. Nous avons évoqué l’idée que tu prennes part à mon commerce. Nous étions d’accord pour que tu commences par tes propres moyens. Trouve-toi des clients réguliers en ville, un emplacement au marché, avec une livraison chez notre lord. » (Il s’agissait de Lord Bedford, ou un gentleman du même rang, dont Titus Strong était le fournisseur.) « Je voudrais un peu lâcher la bride. »
Mrs Strong écoutait avec attention, son élégant visage sérieux et imperturbable.
« J’ai donc décidé, Bob, qu’au printemps prochain, si tu le veux, tu deviendras mon associé. Tu auras besoin d’un cheval et d’une charrette, car je ne peux pas te les donner. Je ne les ai pas en double et j’en ai encore besoin moi-même, j’ai mes clients et mes affaires locales. Mais si tu parviens à dénicher l’argent pour acheter un véhicule, pas rongé par les vers ni qui tombe en ruine, ainsi qu’un cheval qui n’ait pas besoin d’aller voir l’équarrisseur au bout de six mois, alors nous pourrons nous asseoir à nouveau à cette table pour nous entendre, comme on dit, sur “les termes du contrat”. »
Mrs Strong a remué sur sa chaise.
« Il m’en a parlé, Bob, et je suis d’accord. »
Elle lui a adressé un magnifique sourire et, pendant un moment, j’ai envié mon vieil ami. Grace Strong a vingt ans de moins que lui, si ce n’est davantage, mais il y a entre eux un tel amour, une telle affection, qu’on pourrait les croire jeunes mariés, en pleine lune de miel. Il lui a pris la main pour l’embrasser.
« Bob, j’espère que tu considéreras cette proposition avec la plus grande attention. Et que tu me donneras une réponse lors de ta prochaine visite. Peut-on espérer que ce soit avant la Noël ? »
J’ai bu mon thé, goûté une tranche du gâteau aux prunes de Mrs Strong, et je me suis chauffé les pieds contre le pare-feu. Couchés devant le fourneau, Brutus et Néron se faisaient griller le ventre, avec force soupirs et ronflements, ne redressant la tête que pour se la faire gratouiller, et j’ai songé que ma vie pourrait ressembler à ça, faite de labeur et de repos, d’effort et de réconfort. Tout cela était très attirant et, en me donnant un peu de mal, au Nouvel An, ce serait à ma portée.
Nous sommes repartis pour l’Aquarium d’un pas léger, le cœur au chaud.
5
Fish Lane – Pilgrim et ses voisins –
L’établissement de Tipney
Nous sommes rentrés promptement – j’ai mis au point un itinéraire en passant par les petites rues, pour éviter la foule des artères principales. Et puis j’avais beaucoup de choses à penser. Grâce à ce nouveau travail au Pavilion, je pouvais économiser davantage, mais il me faudrait travailler dur à l’Aquarium pour rattraper mes heures. Mr Abrahams, j’en étais sûr, se montrerait accommodant, mais je ne pouvais passer mon temps loin de la scène, sinon il donnerait la place à quelqu’un d’autre. Ou, du moins, diminuerait mes heures. Tout ça se déroulait dans ma tête tandis que je marchais, et j’étais heureux que ces pensées agréables m’occupent l’esprit.
Notre route passait par Fish Lane, rue étrange, toujours bondée, où se côtoient quelques établissements qui se considèrent d’extraction supérieure et de
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