La gigue du pendu
petites échoppes obscures, qui vendent des gâteaux rassis, de la bière éventée au gingembre, des chandelles ou du charbon. D’abord, nous avons longé la boutique de confection Freeth. Puis, un peu plus loin, le magasin de souliers Hadzinger. Ensuite, celui de Miss Bailey, qui coupe les cheveux et taille des manteaux. Suivent un marchand de vin, un barbier, un minuscule commerce d’articles destinés aux marins – tous dépourvus de nom, parce qu’ils ne veulent pas trop se faire remarquer. Enfin, la librairie de Pilgrim, étroite et tout en hauteur, avec une vitrine protubérante, aux carreaux si épais que lorsqu’on jette un coup d’œil aux livres et aux gravures, c’est comme si on regardait à travers des culs-de-bouteille, car tout apparaît déformé et flou sur les bords. Dehors claquaient au vent des journaux d’art, de vieux périodiques attachés sur des bâtons avec des pinces à linge, et des plateaux de livres étaient présentés sur une table, recouverts pour les protéger de l’humidité. Pilgrim est un vieil ami (nous avons fait connaissance il y a longtemps en un lieu dont nous ne parlons jamais) ; il m’a dit avoir hérité cette boutique d’un vague cousin et, bien qu’il n’aime pas particulièrement les livres, il a résolu de reprendre l’affaire par « obligation » familiale. La librairie est coincée entre une quincaillerie rouillée et un magasin aux fenêtres aveugles, qui change de propriétaire aussi souvent que les chiens aboient dans le voisinage. Longtemps auparavant, il y a eu là une crémerie, avec une misérable vache à demeure dans la cour de derrière. Puis, ce fut un croque-mort, un fruitier, et enfin, il y a peu, un mercier. Lui aussi a fait faillite et, à présent, le magasin est fermé, sans pour autant rester inoccupé, car la cour est toujours pleine de monde. Ce jour-là, il était impossible de laisser traîner quoi que ce soit dehors, pas plus les joyaux de la Couronne qu’un plumeau, car tout disparaissait en un clin d’œil. Il y avait des semaines que l’absence d’activité dans la boutique voisine causait du souci à Pilgrim, et pas seulement en raison des rats qui s’étaient multipliés par cinquante. Non, de semaine en semaine, disait-il sombrement, le quartier perdait son caractère.
Alors que nous remontions Fish Lane d’un pas rapide, il observait la rue depuis le pas de sa porte, drôle de personnage avec son chapeau haut de forme à glands, brodé de fabuleux oiseaux, son plaid en tricot, son manteau vert sapin et ses mitaines. Impossible bien sûr de passer en douce, et comme s’il nous avait attendus, il nous a fait entrer, a tiré le verrou et fermé les volets.
« Alors, Bob. Néron. Brutus. »
Alors, en effet, ai-je pensé en louvoyant entre les piles de livres et de paperasse, les tours branlantes de trilogies et autres séries, naviguant dans le sillage de Pilgrim à travers la boutique. Déjà il se fondait dans l’obscurité, où la flamme d’une chandelle solitaire constituait notre seul phare, à nous, marins égarés. Les étagères s’alignaient le long des murs, les tables disparaissaient sous des volumes qui n’avaient pas été ouverts, sans parler d’être lus, depuis bien des années, et dans les profondeurs ténébreuses du magasin s’étendait une véritable caverne de livres, qui n’aurait pu être mieux édifiée si elle avait été bâtie par Sir Christopher Wren 1 en personne, cimentée qu’elle était par sa propre poussière et ses toiles d’araignée. L’alcôve de Pilgrim affichait une parfaite collection de livres reliés dans un papier anglais d’excellente qualité, constituant pour lui comme une seconde peau. Déjà, il servait deux tasses de thé (j’étais soulagé de ne pouvoir distinguer leur état, car mon ami était étranger à toute idée de ménage) et m’a désigné une histoire des Macédoniens en quinze volumes (ordonnés horizontalement) où m’asseoir.
La singularité de Pilgrim ne se limite pas au caractère étrange de sa boutique et à son accoutrement. Les tours de livres et de pamphlets moisis, les bizarreries de velours et autres chinoiseries, les chapeaux, pardessus de roi et culottes ne sont pas seulement là pour la démonstration. Dès qu’il prend la parole, vous réalisez que Pilgrim est plus qu’un simple excentrique. Vous comprenez que deux hommes cohabitent dans le même corps, et que parfois ceux-ci sont en opposition. L’un, clément,
Weitere Kostenlose Bücher