La gigue du pendu
battait des mains, nous pressant de la maintenir droite « pour éviter que l’huile coule et que la flamme s’éteigne ! ». Ensuite, nous l’avons hissée sur une table solide – assez résistante pour en supporter le poids (et à peine bancale) –, puis aidé notre employeur à la mettre en scène en disposant tout autour des épées de cérémonie et des dagues, bien attachées avec des cadenas et autres fixations, alors enfin nous avons admiré l’effet produit. Certes, la lampe était jolie, toute de cuivre et d’ivoire, et la flamme brûlait, bleue ou rose, suivant l’endroit d’où on la regardait. Pikemartin ne paraissait guère impressionné, et il est retourné sans un mot à sa cabine.
Il n’est pas du genre joyeux compagnon même s’il passe ses journées à boire, toutefois, ces temps derniers il est bien plus morose que de coutume. Il paraît plongé dans une misère profonde et reste des heures entières prostré, à contempler les parois de sa cabine. Peut-être ce mal-être est-il dû au harcèlement permanent que lui fait subir Mrs Gifford, qui lui saute dessus au moindre prétexte ; il fait sans arrêt les frais de sa langue de vipère, sans parler des portes qu’elle lui claque au nez. Elle a toujours une tâche à lui confier et, qu’il soit occupé ou pas, ne me laisse jamais lui prêter assistance.
« Venez là, Pikemartin, voyez l’état des fenêtres de la grande salle, a-t-elle rugi avant même d’avoir ôté ses gants et retiré les épingles de son chapeau à plumes. Vous voulez conserver votre place, Pikemartin ? Dois-je passer sous silence la crasse qui s’accumule sur le sol de la galerie de cires, ou bien irez-vous chercher votre serpillière ? » s’est-elle plainte par-dessus son épaule, alors, me laissant à sa place dans la cabine, à m’occuper des tickets et des visiteurs, il l’a suivie, comme un petit chien.
C’était curieux, pourtant. Elle avait beau être sans cesse sur son dos et le détester autant que moi, je les ai vus discuter entre eux sur le palier, devant la collection d’yeux, et même dehors, au coin de la rue. Barney, lui aussi, m’en a fait la remarque et a trouvé qu’il y avait là « quelque chose de louche », mais il n’en savait pas davantage.
C’est un sujet qu’il évoque souvent au cours de nos expéditions, et il m’amuse en imaginant toutes sortes d’histoires au sujet de Gifford et Pikemartin – que ce sont des espions français, des faux-monnayeurs, ou des cambrioleurs projetant de dévaliser la Banque d’Angleterre. Ses histoires ont toujours cet aspect fantastique qui me fait à tout coup sourire, mais dans le fond, elles ne varient jamais – le thème en est toujours « ces deux-là mijotent quelque chose » –, ce qui s’inspire bien de la réalité car, quoi qu’ils complotent, il est clair que cela leur coûte à tout deux moult effort et angoisse. Gifford a toujours eu mauvais caractère, et désormais elle sort pour vaquer à je ne sais quelle affaire au moins une fois par jour, revenant chaque fois blême et agitée. Pikemartin semble avoir plus de souci qu’un rat dans un chenil, malgré tout, cela n’explique pas son comportement quand nous nous sommes par hasard bousculés dans la rue. Si je l’avais vu, j’aurais fait un pas de côté pour l’éviter en tournant au coin de l’Aquarium, hélas, nous nous sommes heurtés avec une telle force que j’en ai été projeté en arrière et que j’ai même flanqué un coup à Barney.
« Mais regardez où que vous allez ! s’est écrié Pikemartin en me repoussant violemment. Y a donc pas plus de place pour des yeux que pour de la comprenette dans votre tête de crétin ? »
Cette colère et cette insulte m’ont frappé de plein fouet.
« Vous mettez pas en travers de ma route ou alors, crénom de Dieu, je vous expédie droit dans le mur. Et aussi cette espèce de graine de vaurien qui traîne avec vous ! »
Il avait le teint blafard, les lèvres exsangues, sentait l’alcool et les mauvais traitements. Il y avait une trace de vomi sur son manteau et ses mains étaient crasseuses, égratignées. Je l’avais souvent vu la larme à l’œil, malheureux, voire grincheux, mais jamais aussi méchant. Malgré tout, je n’avais pas l’intention de répondre. J’ai posé la main sur son bras et lui ai souri avec amitié, car ces temps derniers il s’était montré bon pour moi, me faisant une place dans sa cabine et, à
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