La gigue du pendu
les avais vues. Les grandes lettres massives hurlaient mon nom au tout-venant, alors même que je n’avais jamais croisé là-bas ni mon homonyme, ni ses animaux. Mes espoirs avaient beau être réduits à néant, j’ai soudain éprouvé un regain d’optimisme. Peut-être ces affiches avaient-elles été laissées là exprès. Peut-être que Chapman (mon double) avait été engagé pour plus tard, et qu’en ce moment même Brutus et Néron accomplissaient leurs tours sur la scène maudite de cet établissement avec un imposteur à la petite semaine. C’était possible ! Nous avons débouché sur Fish Lane.
En dehors de l’ivrogne sur les marches du Wretched Fly , mendiant « un penny pour un verre », les lieux étaient déserts. Aucun vendeur de tourtes, pas d’annonce de « Patates chaudes ! », juste le fracas lointain d’une querelle, voire d’une bagarre, les pleurs d’un bébé, les cris d’une femme. Pas d’harmonium dehors, pas de rabatteur armé d’un tambour, pas de jeunes gens aux vêtements criards incitant les passants à « Entrez ! ». Tout était calme et silencieux.
Je n’étais pas revenu là depuis le soir où Brutus et Néron s’étaient jetés sur le Grand Méchant, et j’avais beau avoir lu dans les journaux qu’un juge avait fait arrêter toute la troupe et fermé l’établissement, j’étais surpris que portes et fenêtres soient non seulement closes, mais aussi murées. D’habitude, ce genre de lieu rouvrait au bout de quelques jours, avec un nom et un propriétaire nouveaux, et en réalité, rien ne changeait vraiment, surtout pas la troupe. Voilà donc ce que je m’attendais à trouver.
« Où est le théâtre, Chapman ? a fait Trim en regardant autour de lui. Je croyais qu’il serait plein à craquer ? »
Les immenses affiches criardes avaient été retirées (pour être réutilisées ailleurs), mais il restait des traces de placards plus réduits collés aux volets et partout sur la porte, présentant le Royal Crown Theatre et les Chiens de Chapman, ainsi que la galerie de tableaux de cire grand-guignolesques.
« On dirait bien que nous avons fait naître des espoirs qui sont aussitôt retombés, a dit Will en essayant d’ouvrir la porte. Si tu savais combien je le regrette, mon pauvre ami. »
Mais je ne pouvais en rester là et malgré les larmes, je continuais de me dire qu’en dépit des apparences mes amis avaient raison, et que Brutus et Néron étaient peut-être encore là, à l’intérieur, ou dans la cour. Pas pour apparaître dans une pièce de théâtre, mais pour combattre, qui sait ?, car après tout l’autre brute ne m’avait-elle pas demandé si mes chiens savaient se battre ? J’ai enfoncé la porte d’un coup d’épaule avec l’aide de Will, sans doute n’était-elle même pas verrouillée, et nous sommes entrés d’un pas vacillant dans le couloir obscur, puis, à tâtons, dans la galerie.
Le toit était crevé, il manquait beaucoup d’ardoises, aussi la lune glaciale éclairait-elle les lieux comme une scène. La dernière fois où j’étais venu, l’endroit était peuplé de statues de cire et autres curiosités ; à présent, ce n’était plus qu’une coquille vide. De grands trous apparaissaient dans le parquet, là où des planches avaient été arrachées, d’où émanaient des relents nauséabonds. Les murs n’étaient plus que de brique nue et, à l’étage, à la place de la chambre donnant sur la rue, le plafond n’existait plus. Will a regardé tout autour de lui, étonné.
« Que s’est-il donc passé ici, Bob ? Ils ont emporté tout ce qu’ils pouvaient vendre, tu crois ? »
J’ai hoché la tête. Chaque morceau de plomb, de bois, tout ce qui avait la moindre valeur avait été dépecé : la poubelle d’un homme est le repas d’un autre.
« Nous ne devrions pas rester là, a déclaré Trim avec inquiétude. Je n’aimerais pas qu’on me voie dans ce genre de lieu, mort ou vif, et il me semble que la première possibilité pourrait bien se présenter. Mais quelle est cette odeur pestilentielle ?
— Il n’y a pas âme qui vive ici, Trim. Pas dans ce bâtiment. Nous partirons dès que nous nous serons assurés que Brutus et Néron ne sont pas attachés dehors. On ne peut pas laisser Chapman se demander si ses chiens n’étaient pas là, à vingt mètres de lui, et qu’il n’est pas allé voir. »
L’espoir s’est ranimé en moi. Oui, ils étaient peut-être enchaînés
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